DSK : réflexions sur une relaxe annoncée
Justice au Singulier - philippe.bilger, 18/02/2015
Répondant à des questions d'auditeurs lors de l'excellent journal de la mi-journée animé par Wendy Bouchard sur Europe 1, j'ai été frappé, après qu'on a entendu un extrait d'entretien avec Me Henri Leclerc, par le fait que l'opinion dominante n'était pas celle d'un acharnement judiciaire à l'encontre de DSK.
Idée qui au demeurant aurait été absurde comme si la justice avait pu, en quelque sorte, susciter d'elle-même les affaires dans lesquelles DSK s'est trouvé impliqué de plusieurs manières.
Ce qui laisse croire à un tel acharnement résulte de l'impression qu'un formidable destin politique - l'intéressé souhaitait-il vraiment arriver au faîte? - a été sacrifié et que cet abandon était la conséquence inéluctable d'aléas judiciaires dont l'issue n'a pas été, sur un mode ou sur un autre, défavorable à DSK, en France comme aux Etats-Unis.
Depuis plusieurs jours, on nous martèle comme une évidence que DSK sera relaxé, qu'il n'y a rien contre lui et que la morale n'a rien à voir avec une entreprise qualifiée juridiquement de proxénétisme aggravé en bande organisée (Le Monde, Le Figaro).
Les réquisitions orales du parquet ont été brillantes et ont confirmé ses réquisitions écrites et les trois avocats de DSK ont plaidé, sans aucun doute avec infiniment de talent mais confortablement, la mise hors de cause de leur client.
Pour manifester à quel point ce dossier était perçu comme exceptionnel par toutes les parties au procès à cause de la présence du prévenu DSK, deux avocats représentant quatre prostituées se sont désistés de leur action à l'encontre de ce dernier alors qu'en même temps l'un d'eux continuait à affirmer sa conviction que DSK n'ignorait pas la réalité de leur condition. Il est clair que ce retrait rare signait la peur d'une défaite inéluctable et que, pour ces conseils, on ne pouvait pas entreprendre, donc plaider, sans espérer.
DSK sera donc relaxé d'autant plus que le président du tribunal correctionnel avait dans une déclaration liminaire - depuis quand une audience a-t-elle besoin d'un mode d'emploi ? - pris la précaution d'informer que la juridiction ne serait pas "le gardien de la morale". On savait déjà à quoi s'en tenir !
"Un homme puissant serait-il nécessairement coupable?".
Evidement non. Cette interrogation du procureur de la République de Lille, pour banale qu'elle soit, renvoyait apparemment, de son point de vue, au coeur de la problématique qui l'avait opposé aux magistrats instructeurs. Comme si ces derniers n'avaient contredit ses réquisitions écrites que par une volonté perverse de se "payer" un puissant.
Je ne méconnais pas à quel point, dans le climat judiciaire de ces dernières années, des procédures sensibles ont pu être menées en suscitant parfois dans la tête des citoyens le soupçon, l'accusation que les juges mettaient en examen des "puissants" sans se soucier assez de l'administration de la preuve, en les préjugeant coupables. Qu'au fond le pouvoir et la richesse, une fois qu'on les avait ferrés, avaient forcément tort.
Les magistrats rattrapaient ainsi, dans certains dossiers, avec une sorte de volupté sadique poussant au bout les ressources de la procédure pénale et à bout les mis en cause et leurs avocats, des années de servilité judiciaire qui rendait inconcevable, sauf miracle de lucidité et d'éthique, l'incrimination des privilégiés. Tant de retard pour la liberté, si peu de place, durant si longtemps, pour l'indépendance !
Cette question du procureur Fèvre, si elle ne s'attachait pas à la matière principale, de nature politico-financière, qui avait fait craindre et secrété ces dérives de la présomption de culpabilité de la puissance, offrait en tout cas l'avantage d'instiller, dans l'esprit judiciaire et plus largement dans la conscience publique, cette exigence fondamentale de la présomption d'innocence, de la preuve et de l'égalité de tous devant la loi.
Donc DSK sera normalement relaxé.
Il n'empêche qu'avec ce désavantage d'avoir certes tout lu mais de n'avoir assisté à aucun débat, j'ai été très étonné par les séquences autonomes de ce procès comme s'il était découpé en tranches nettes et irréfutables. Par une appréciation du Tout ou Rien. Il fallait tout croire d'un bord à l'autre ou se taire. Pourtant le mensonge aussi peut avoir ses nuances comme la vérité.
D'abord, une qualification de proxénétisme mal comprise. Une contradiction entre le parquet et l'instruction qui était vécue comme un dysfonctionnement alors qu'elle pouvait apparaître, au contraire, grâce à l'audience, comme le moyen le plus efficace pour faire surgir la vérité.
Ensuite, les prostituées et leur destin triste, dépendant. L'émotion de vies faussement libres, réellement asservies. Une bureaucratisation du sexe et moins de festif que d'imposé. Moins du libertinage que de comédie. Comme l'a dit finement Jade, que des allers, pas des aller-retour !
Enfin DSK et sa parole. Sa parole d'évangile. Comme si entre sa thèse, ses dénégations et ses explications et la vérité, il n'y avait plus de place pour rien d'autre. Comme si forcément son argumentation désinvolte et ironique sur les SMS échangés, sa déclaration emplie de "bon sens" conjugal sur la location de cet appartement nécessaire à ses ébats avaient eu pour vocation et pour résultat de couper court au débat. Entreprise réussie ! Il me semble pourtant qu'on aurait eu le droit d'écouter DSK avec attention mais de le questionner, plus avant, sans complaisance tout de même. Il est manifeste qu'intelligent, subtil, tacticien hors de pair il a permis à tous - magistrats, parties civiles, chroniqueurs judiciaires - de ressentir cette délicieuse reconnaissance à l'égard d'un puissant qui semblait vous donner avec générosité toutes les clés. On était soulagé de l'entendre lumineusement exposer pourquoi il ne pouvait qu'être libertin et innocent !
DSK sera évidemment relaxé.
Comment d'ailleurs pourrait-il être coupable puisqu'on a totalement laissé en déshérence cette zone grise, cette sphère indéterminée entre ce qui était reproché à DSK et ce qu'il proposait pour sa défense ? Parce que les magistrats instructeurs se seraient fourvoyés, il convenait de considérer comme incontestables toutes les allégations de DSK ? On n'avait donc le choix qu'entre une erreur juridique manifeste ou une leçon de libertinage, de grande fraternité virile entre copains et de délicatesse conjugale ?
Aurait-il été malséant de pousser DSK dans ses retranchements ? Il aurait encore gagné mais on l'aurait tenté. Je suis stupéfié que malgré ses réquisitions écrites, le parquet, avec la curiosité qui doit s'attacher à l'invention et à la possible imprévisibilité de l'audience, n'ait pas posé une seule question à DSK.
En revanche, on a tourné en dérision les juges d'instruction qui auraient cherché dans l'intime, les pratiques sexuelles et les rapports de force, dans les SMS et l'appartement, les preuves de ce proxénétisme de puissant . Si les leurs ont été trop puritaines, la mansuétude médiatique puis judiciaire, j'ose dire : dans l'ordre, n'a-t-elle pas été, ne sera-t-elle pas trop libérale ?
Mais ce sont des interrogations vaines, en tout cas pour DSK.
Puisqu'il sera relaxé et qu'il a beaucoup de talent.