La CJUE conforte la numérisation en bibliothèque (et la Copy Party !)
:: S.I.Lex :: - Lionel Maurel (Calimaq), 12/09/2014
Après une décision intéressante rendue la semaine dernière en matière de parodie, la Cour de Justice de l’Union Européenne s’est prononcée hier sur un cas impliquant la numérisation d’un ouvrage en bibliothèque, effectuée sur le fondement de ce que l’on appelle en France l'"exception conservation". Cette dernière permet aux bibliothèques de reproduire des oeuvres protégées de leurs collections et de les diffuser sur place, à partir de terminaux dédiés.
Voici les faits résumés par Marc Rees sur Next INpact :
La bibliothèque universitaire TU Darmstadt [en Allemagne] a mis à disposition des utilisateurs des ordinateurs leur permettant de consulter des ouvrages de son fonds et même de les imprimer ou stocker sur clef USB. Ce faisant, un litige a éclaté avec un éditeur. La bibliothèque a refusé d’acheter l’équivalent électronique d’un ouvrage qu’elle possédait déjà. Et pour cause : elle l’a numérisé. L’affaire est remontée jusqu’à la CJUE après que la justice allemande a considéré que ces facultés d’impression et de copie étaient interdites.
Alors que les conclusions de l’avocat étaient par certains côtés inquiétantes, la Cour européenne s’est finalement prononcée nettement en faveur des usages. Elle a confirmé que les bibliothèques peuvent numériser des ouvrages figurant dans leurs collections, à des fins de diffusion sur place, sans que l’existence par ailleurs d’une offre commerciale portant sur les mêmes contenus en numérique fasse obstacle au jeu de l’exception. Par ailleurs, et contrairement à ce que l’avocat général soutenait, elle a accepté que les utilisateurs puissent faire des copies sur clés USB des ouvrages numérisés par ce biais, sur le fondement de l’exception de copie privée, et pas seulement des impressions papier.
Ce faisant, la CJUE a aussi conforté par ricochet l’interprétation juridique qui sous-tend la Copy Party – ces évènements festifs où les bibliothécaires invitent les usagers à venir copier les collections avec leur propre matériel de reproduction – et plus largement la possibilité pour les usagers de faire par eux-mêmes des copies personnelles. L’arrêt prouve en effet que ces collections publiques constituent bien des "sources licites" et qu’il n’est pas nécessaire que le copiste soit le propriétaire des contenus qu’il souhaite reproduire.
Tous ces points sont positifs, mais la Cour raisonne dans le cadre d’une logique restrictive, qui est celui de la directive sur le droit d’auteur de 2001. Il en résulte que l’exception conservation reste d’une utilité relativement limitée et qu’il faudra sans doute rompre avec ce carcan pour que la numérisation en bibliothèque devienne véritablement un vecteur efficace de diffusion de la connaissance.
Des clarifications importantes apportées à l’exception "conservation"
L’exception ouverte au profit des bibliothèques, musées et archives dans la directive de 2001 présente le défaut d’être formulée de manière relativement ambigüe :
Les États membres ont la faculté de prévoir des exceptions ou limitations aux droits prévus aux articles 2 et 3 dans les cas suivants:
n) lorsqu’il s’agit de l’utilisation, par communication ou mise à disposition, à des fins de recherches ou d’études privées, au moyen de terminaux spécialisés, à des particuliers dans les locaux des établissements visés au paragraphe 2, point c), d’œuvres et autres objets protégés faisant partie de leur collection qui ne sont pas soumis à des conditions en matière d’achat ou de licence.
C’est sur la partie du texte que j’ai soulignée en gras que l’éditeur allemand Ulmer a essayé de jouer pour dénier à la bibliothèque le droit de numériser un manuel d’histoire et de le mettre à disposition sur place pour ses lecteurs. L’éditeur soutenait en effet que l’exception n’était pas applicable lorsqu’une offre commerciale était proposée aux bibliothèques, sous la forme d’une licence d’utilisation d’un fichier numérique.
La Cour n’a pas retenu cette interprétation, car elle aurait eu selon elle pour effet d’empêcher les bibliothèques de remplir leur mission de diffusion de la connaissance :
[...] il convient de rappeler que la limitation découlant de l’article 5, paragraphe 3, sous n), de la directive 2001/29 vise à promouvoir l’intérêt public lié à la promotion des recherches et des études privées, par la diffusion des connaissances, ce qui constitue, en outre, la mission fondamentale d’établissements tels que les bibliothèques accessibles au public.
Or, l’interprétation préconisée par Ulmer implique que le titulaire du droit pourrait, par une intervention unilatérale et essentiellement discrétionnaire, priver l’établissement concerné du droit de bénéficier de cette limitation et d’empêcher ainsi la réalisation de sa mission fondamentale et la promotion dudit intérêt public.
Par ailleurs, la CJUE explique aussi qu’avec le développement progressif de l’offre d’eBooks, l’exception ouverte aux bibliothèques serait peu à peu neutralisée si on acceptait la thèse de l’éditeur Ulmer :
[...] si le seul fait de proposer la conclusion d’un contrat de licence ou d’utilisation suffisait pour exclure l’application de l’article 5, paragraphe 3, sous n), de la directive 2001/29, une telle interprétation serait de nature à vider la limitation prévue à cette disposition d’une grande partie de sa substance, voire de son effet utile, dès lors que, si elle était retenue, ladite limitation ne s’appliquerait, ainsi que l’a soutenu Ulmer, qu’aux seules œuvres, de plus en plus rares, pour lesquelles une version électronique, en particulier sous forme de livre électronique, n’est pas encore offerte sur le marché.
Une telle conception de l’exception instaurée au bénéfice des bibliothèques est très intéressante. La CJUE estime en effet qu’elle n’a pas à s’appliquer seulement en cas de défaillance du marché, à titre "subsidiaire" par rapport à l’offre commerciale. L’exception n’est pas une "roue de secours", mais une faculté pleine et entière à laquelle les bibliothèques peuvent recourir pour mettre à disposition des ouvrages pour leurs usagers.
Quelles conséquences en France ?
La Cour s’est prononcée sur la base de l’exception conservation telle qu’elle est définie en Allemagne, mais son arrêt peut nous aider à mieux comprendre l’étendue de l’exception qui figure dans le droit français depuis le vote de la loi DADVSI en 2006.
Il faut savoir que le bien-fondé de cette exception a été plusieurs fois remis en question, notamment par des professeurs de droit estimant qu’elle est abusive. En réalité, la Cour donne de cette exception une vision sans doute plus large que celle qui figure dans la loi française. En effet, le texte de l’exception est formulé de la manière suivante dans notre Code de Propriété Intellectuelle :
La reproduction d’une œuvre, effectuée à des fins de conservation ou destinée à préserver les conditions de sa consultation sur place par des bibliothèques accessibles au public, par des musées ou par des services d’archives, sous réserve que ceux-ci ne recherchent aucun avantage économique ou commercial.
On voit donc que la mise en oeuvre de l’exception doit viser un but de "conservation", ce qui laisse penser que les bibliothèques doivent se limiter à la numérisation d’oeuvres fragiles ou en voie de détérioration, de manière à pouvoir communiquer une version numérique de substitution plutôt que l’original physique.
Mais la CJUE ne fait pas référence dans sa décision à une telle finalité de conservation. Elle dit que le but de l’exception consiste à "communiquer des oeuvres protégées au public à des fins de recherches ou d’études privées effectuées par des particuliers". Le champ de l’exception peut donc être plus large que ce que prévoit la loi française. Cela ne signifie pas cependant que les bibliothèques pourraient numériser l’intégralité de leurs collections. La Cour relève que l’insertion de limites doivent être introduites dans la loi. Par exemple en Allemagne, les bibliothèques ne peuvent pas mettre à disposition plus d’exemplaires numériques qu’elles n’ont d’exemplaires physiques des oeuvres reproduites.
La Copy Party, indirectement confortée !
Un autre point remarquable de la décision concerne ce que les usagers peuvent faire une fois que l’oeuvre a été numérisée et mise à leur disposition via un terminal dédié. L’éditeur se plaignait du fait que la bibliothèque en cause avait permis à ses usagers de télécharger les oeuvres pour les emporter sur une clé USB et l’avocat général avait estimé qu’en effet seules des impressions papier devraient pouvoir être faites et pas des copies numériques.
La CJUE n’a pas suivi sur ce point l’avocat général, au terme d’un raisonnement en deux temps. Elle estime d’abord qu’en effet, le texte de la directive dit bien que le but de l’exception consiste à mettre à disposition par voie de représentation les oeuvres reproduites. L’exception prévue au bénéfice des bibliothèques ne peut pas servir à délivrer des copies aux usagers. Mais là où cette exception s’arrête, d’autres peuvent prendre le relai, et notamment l’exception pour copie privée qui est prévue à un autre endroit dans la directive.
A vrai dire, cette interprétation n’était pas forcément évidente, car normalement pour pouvoir effectuer une copie privée, l’utilisateur doit utiliser son propre matériel de copie. Or s’agissant de clé USB, pouvait-on considérer qu’il s’agissait d’un moyen de copie indépendant de l’ordinateur sur lequel la reproduction est récupérée ? C’est ce que la Cour a finalement accepté. On a souvent reproché aux bibliothèques d’être des lieux de "dissémination" des oeuvres, mettant en péril les intérêts des titulaires de droits. Mais la Cour au contraire valide ici cette fonction de dissémination et cela ouvre assurément des perspectives intéressantes pour ces établissements.
En admettant que les usagers puissent faire valablement des copies privées à partir de contenus proposés par une bibliothèque, la CJUE valide aussi indirectement l’interprétation qui sous-tend la Copy Party. En effet, elle admet que ces contenus constituent bien des "sources licites", condition que la loi française a ajouté au régime de la copie privée en décembre 2011 et que la jurisprudence européenne a reprise à son tour en avril 2014. cela signifie que la Cour ne considère pas que l’usager doit nécessairement avoir acheté un contenu pour pouvoir en faire une copie privée. Elle ajoute que les titulaires de droits doivent pouvoir bénéficier d’une "compensation équitable", mais c’est déjà le cas en France puisqu’une redevance pour copie privée est bien prélevée sur des supports comme des clés USB.
Cette affaire aurait pu être dangereuse, si la Cour avait suivi les conclusions de l’avocat général, en limitant les possibilités de copie à des impressions papier. La Copy Party aurait été fragilisée et avec elle, ce qui est encore plus grave, la possibilité pour les usagers des bibliothèques de réaliser des copies personnelles en utilisant leur propre matériel, comme des smartphones ou des appareils photos.
Mais une logique restrictive à dépasser…
Pour autant, même si cette décision est globalement positive, elle reste directement tributaire du cadre étroit qui est celui de la directive européenne de 2001. La décision de la CJUE est complètement imprégnée par exemple d’une logique "compensatoire", considérant l’usage comme un préjudice devant faire l’objet d’une compensation. On commence à voir en Europe des pays qui rompent avec cette logique, comme l’Angleterre qui vient d’introduire une exception pour copie privée sans redevance associée. Concernant l’activité des bibliothèques, cette logique compensatoire est plus que contestable, car elle revient à considérer que la conservation du patrimoine constitue un préjudice à indemniser !
Par ailleurs, même interprétée assez largement par la Cour, l’exception ouverte au bénéfice des bibliothèques ne leur permet pas de diffuser des oeuvres protégées sur Internet, ni même à distance sur des réseaux sécurisés. La seule chose qu’elles peuvent faire, c’est mettre à disposition ces copies dans leurs emprises, ce qui annule le principal intérêt de la numérisation.
Du coup, les bibliothèques françaises utilisent en réalité peu cette exception, car la numérisation coûte cher et l’investissement n’en vaut pas généralement la chandelle, si la diffusion ne peut s’effectuer sur Internet. L’exception sert surtout à préserver des supports physiques fragiles, et c’est un point important, mais les enjeux de la numérisation sont bien plus larges que la seule préservation.
Or il existe un "verrou" dans la directive européenne, à son considérant n°40, qui indique explicitement que les exceptions ouvertes aux bibliothèques, musées et archives "ne doivent pas s’appliquer à des utilisations faites dans le cadre de la fourniture en ligne d’œuvres ou d’autres objets protégés".
Les choses se sont un peu assouplies néanmoins en 2012, avec l’introduction d’une exception relative aux oeuvres orphelines, qui devraient permettre aux bibliothèques de reproduire et diffuser de telles oeuvres sur Internet, mais on s’attend à ce que la transposition de cette exception dans la loi française soit relativement restrictive.
C’est la raison pour laquelle certains, comme la Fondation Europeana, proposent des évolutions plus radicales. Dans sa réponse à la consultation de la Commission européenne sur la révision de la directive de 2001, la Fondation demande un élargissement notable des exceptions en faveur des bibliothèques :
We argue that these exceptions are too limited and that they should be expanded. Cultural heritage institutions should have the right to digitise all works in their collections and they should be allowed to make those works that are not in commercial circulation anymore available online for non-commercial purposes.
Du moment que la diffusion de leurs collections se ferait dans un cadre non-commercial, Europeana demande à ce que les bibliothèques puissent numériser leurs collections. Il ne s’agirait plus à vrai dire à ce moment d’une simple exception, mais d’un véritable droit ouvert aux bibliothèques, au nom de l’intérêt de la diffusion de la connaissance.
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On rejoint ici des critiques que j’ai faites récemment sur la "stratégie des exceptions", que les bibliothèques poursuivent traditionnellement. On voit bien ici avec cet arrêt de la Cour, que même lorsque des décisions favorables sont rendues, au final cela reste globalement insuffisant et inadapté pour l’exercice de véritables missions de diffusion de la connaissance dans environnement numérique. C’est le principe même des exceptions au droit d’auteur qu’il faut revoir.
Pour cela, il faut reverser le principe et envisager un véritable droit de la connaissance ouverte. C’est heureusement ce que commence à faire certains représentants des bibliothèques, comme on a pu le voir cette semaine du côté de l’ADBU, qui lance des travaux pour l’élaboration d’une "Charte universelle de la science ouverte".
La perspective est intéressante, mais en attendant, n’oubliez pas aussi que vous pouvez organiser des Copy Party dans vos établissements !
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