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Le justicier des Lettres

Justice au singulier - philippe.bilger, 17/02/2012

C'est triste mais en littérature, il y a une indicible joie devant le massacre allègre, lucide et qui révèle, bien mieux qu'on n'aurait su l'exprimer, pourquoi un écrivain est surfait et une oeuvre infime : on se sent vengé, les grands sont vengés quand la mousse moderne et médiatique laisse place à la vérité: le livre est nu ! Eric Chevillard est le justicier cruel et pacifique des Lettres.

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Ce n'est pas tout d'aimer, de lire de bons, de grands livres, d'estimer certains journalistes, d'adorer telle ou telle actrice, d'admirer de remarquables personnalités. Cela pourrait suffire à la plupart mais il existe une minorité, à laquelle malheureusement j'appartiens, qui a non seulement besoin de l'adhésion qui la réjouit mais de l'exclusion qui la rassure. Il y a de l'aigreur et de la médiocrité dans cette attitude, j'en ai conscience, mais sans forcer le trait, le bonheur de voir, par exemple, Laurent Delahousse consacré comme le meilleur présentateur de télévision est fortement altéré, chez moi, par la surestimation constante, sur tous les plans, d'une Claire Chazal. Pour poursuivre, s'il y a Frédéric Taddéï, il y a aussi Laurent Ruquier. Meryl Streep est phénoménale mais tant sont bêtement encensées ! Dans un autre registre, pour Bruno Le Maire, il y a Nadine Morano ou Christian Estrosi qui devraient moins se montrer pour laisser plus de place au premier. La mauvaise gloire chasse la bonne. En un mot, que ceux qui le méritent l'emportent n'est pas de nature à me faire oublier que des piètres sont célébrés, et cela m'insupporte !

On comprendra mieux, au regard de mon tempérament clair et obscur, enthousiaste mais capable d'aigreur, pourquoi les ennemis de mes ennemis ont droit à toute ma sollicitude, surtout quand ils font preuve d'un formidable don pour atteindre la cible. J'ai connu il y a peu cette suprême volupté dans le domaine de la littérature. Il y a des écrivains dont le succès promotionnel me semble abusif mais quand ils n'y sont pour rien et qu'il convient de leur reconnaître un certain art de la narration, je ne bronche pas. Je songe notamment à Emmanuel Carrère qui bénéficie, pour chacun de ses ouvrages, d'un consensus enivré. C'est trop mais il y a des roucoulements plus absurdes.

Celui qui me préoccupe est Eric Neuhoff. L'écrivain et le journaliste ne me sont pas étrangers. A dire le vrai, je n'ai jamais été charmé par le premier et j'ai toujours été agaçé par le second. Il fait partie d'une bande littéraire et médiatique qui avec beaucoup de constance se fabrique, à tour de rôle, de l'importance et du talent, et gravite dans ces magazines glacés qui raffolent de l'esprit français dans ce qu'il a de pire: l'esprit sur tout, l'esprit désespérément à la recherche de l'esprit. De la sécheresse prise pour de la densité, du paradoxe  pour du style, des maximes éculées  pour de la psychologie, du léger pour de la grâce, le Hussard bleu ou les Enfants tristes mais sans l'âme, le génie et la profondeur ! Eric Neuhoff relève de cette catégorie d'auteurs qui pour leur plus grande infortune font sans cesse penser à quelqu'un d'autre. Roger Nimier ne s'est pas réincarné en lui pas plus que les épigones volcaniques de Céline n'ont quoi que ce soit de commun avec ce dernier. Dans le même escalier, les successeurs, pâles imitateurs, se tiennent des marches loin en dessous.

Ce ne serait rien, encore une fois, si Eric Neuhoff, en particulier pour son si bref Mufle, n'avait été l'objet de critiques complaisantes et aussi subtantielles que l'ouvrage était mince. Pas une réserve: Eric Neuhoff avait révolutionné l'amour et porté un regard décapant sur une histoire vieille comme le monde. Je l'ai lu, ce court récit, mais je n'aurais pas eu la fatuité de compter sur mon seul jugement. Ces pages étaient très mauvaises mais que peut une appréciation sincère devant un flot de dithyrambes interessés et de connivences propres au monde des Lettres, à droite comme à gauche ?

Mais Eric Chevillard est arrivé. Ailleurs, j'ai déjà souligné comment avec lui Le Monde littéraire avait retrouvé un étincelant feuilletonniste. L'esprit original, l'avis souvent très sûr, le choix qui ne semble pas exclusivement guidé par des considérations éditoriales et commerciales, la langue souple et maîtrisée,  Eric Chevillard lit vraiment, loue avec pertinence et démolit avec grâce. Pour Eric Neuhoff, il s'est surpassé. Il a fait passer cet auteur et ce tout petit livre au travers de son filtre impitoyable et clairvoyant: si Eric Neuhoff a le sens du ridicule, qu'il n'écrive plus de romans ou après des années de silence comme le vrai Nimier !

C'est triste mais en littérature, il y a une indicible joie devant le massacre allègre, lucide et qui révèle, bien mieux qu'on n'aurait su l'exprimer, pourquoi un écrivain est surfait et une oeuvre infime : on se sent consolé, les grands sont vengés quand la mousse moderne et médiatique laisse place à la vérité: le livre est nu !

Eric Chevillard est le justicier cruel et pacifique des Lettres.


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