Sous la robe du juge, la vulnérabilité d’un homme
Chroniques judiciaires - prdchroniques, 7/01/2012
Un homme fait face à son abîme. Il s’y est préparé, il dit même que c’est un soulagement. La voix est ferme, le regard ne fuit pas. Mais c’est la barre qui le tient. Il l’agrippe pour celer le tremblement qui agite ses mains. Quand elles tremblent trop fort, il serre le poing à s’en enfoncer les ongles dans la paume.
Patrick Keil comparaissait vendredi 6 janvier devant la 17ème chambre du tribunal correctionnel de Paris, pour « corruption active » et « violation du secret professionnel ». Avant, il était magistrat. C’était il y a un peu plus de trois ans, une éternité.
En juillet 2008, une lettre signée d’un dentiste écroué pour escroquerie à la Caisse primaire d’assurance maladie, était arrivée sur le bureau du procureur de la République de Montpellier. Le détenu, Gilles Payen, dénonçait les agissements de Patrick Keil, alors substitut du procureur de Montpellier, en affirmant que celui-ci monnayait ses conseils et les informations auxquelles il pouvait avoir accès sur les procédures judiciaires. Le dentiste ajoutait qu’il n’avait pas été le seul à bénéficier des services du magistrat et citait un certain nombre de personnes qui avaient eu recours à Patrick Keil, notamment pour leurs contraventions.
Placé en garde à vue en août 2008, le substitut reconnaissait aussitôt avoir accepté, en quelques mois, plus de 8000 euros en espèces de Gilles Payen. Il avouait aussi être intervenu pour faire sauter ou classer des contraventions.
Ça se passait toujours au bistrot Le Pharaon où il avait ses habitudes et où il avait sympathisé avec le serveur, expliquait-il. Il avait commencé en 2005, pour dépanner son ami serveur, en échange d’un repas à bas prix et de verres de whisky, puis qu’il avait accepté les sollicitations des amis de son ami et celles des amis d’amis de son ami, moyennant quelques billets. Six cents à huit cents contraventions en tout, évaluait-il, qui concernait près d’une centaine de personnes.
Le soir même, Patrick Keil était placé en détention provisoire. Il y est resté trois mois. Un an plus tard, il était révoqué de la magistrature. « Les faits qui lui sont reprochés traduisent une perte complète des repères déontologiques fondamentaux de sa profession et constituent des manquements graves aux devoirs de son état de magistrat», lit-on dans l’avis rendu en juillet 2009 par ses pairs du Conseil supérieur de la magistrature.
Entre cet homme rivé à la barre et ceux qui le jugent aujourd’hui, le fossé est devenu infranchissable. Mais on sent chez le président Claude Civalero et ses deux assesseurs une attention particulière, une curiosité à la fois inquiète et fascinée pour celui des leurs qui a basculé de l’autre côté.
Et c’est d’abord à l’ancien magistrat que le président s’adresse. Au juge d’instruction de Lille qui est de permanence en juillet 1998, quand une voiture du Tour de France est interceptée à la frontière franco-belge. A bord du véhicule, conduit par un soigneur de l’équipe Festina à laquelle appartient Richard Virenque, les douaniers découvrent une grande quantité de produits illicites. L'affaire du dopage sur le Tour de France, qui entraînera plusieurs condamnations, dont celle du célèbre coureur, commence ce jour là dans le bureau de Patrick Keil.
Le juge instruit, passe outre les atermoiements du parquet, qui s’inquiète de voir la réputation du Tour de France salie, et les recommandations de sa hiérarchie qui l’incite à la prudence pour protéger sa carrière. Il ne quitte plus son bureau et ne rejoint sa femme - qui est son ancienne greffière - et leurs trois jeunes enfants dans la banlieue de Lille, que le week-end. Mais son couple ne tarde pas à battre de l’aile et en 2000, dans l’espoir de le sauver, Patrick Keil demande sa mutation à la Réunion. Refus. Il date de là le début de sa dégringolade.
Patrick Keil a 48 ans, son visage en paraît beaucoup plus, son corps beaucoup moins. Il en parle d’ailleurs très vite, de ce corps.
- Vous savez, quand on mesure 1, 57 mètre et qu’on pèse 47 kilos….
Il sait bien que lorsqu’on le regarde, on ne voit que ça, ce corps enfantin sous une tête d’homme mûr. Dans sa robe de magistrat, il se sentait enfin plus grand. Mais elle ne suffisait pas toujours à le rassurer. « Quand mon couple s’est lézardé, j’ai fait la bêtise de commencer à prendre des boissons alcoolisées », dit-il.
Les mots pudiques font ce qu’ils peuvent pour tenir à distance une réalité autrement plus douloureuse. Le président insiste.
- Vous buviez beaucoup ?
– Oui. J’étais timide. Le whisky me donnait un coup de fouet.
Faute de Réunion, Patrick Keil se retrouve à Carcassonne avec femme et enfants. Les trois premières années se passent bien. « Je me sentais revalorisé », dit-il. Et puis, le juge rechute. Il boit de plus en plus, « un litre et demi de whisky par jour », et sa femme décide cette fois de le quitter.
Patrick Keil est endetté - il est un acheteur compulsif de livres et de DVD – la pension alimentaire achève de mettre ses finances dans le rouge. En 2005, il demande et obtient sa mutation à Montpellier.
- Là, on me confie le contentieux post divorce.
- Ce n’était sans doute pas le choix le plus judicieux… », observe le président.
Le juge, qui vit en co-location, s’enfonce dans l’alcool. Au bistrot, on commence à se moquer de ses chaussures trouées et de ses chemises élimées. Il agace aussi, parce qu’il boit aux tournées des autres mais ne paie jamais la sienne. Aux yeux des clients, il reste cependant ce juge utile qui fait sauter les PV.
- J’étais désocialisé. J’essayais d’avoir des amis. J’avais besoin d’être reconnu. Tout le monde savait, dans le quartier, que contre un peu d’argent, je pouvais leur arranger leurs affaires.
Un jour, un de ses amis lui présente Gilles Payen, qui a des problèmes avec la Caisse d’assurance maladie pour des facturations de soins non effectués. Patrick Keil lui dit qu’il peut peut-être lui arranger ça, moyennant 500 euros. Le lendemain, le juge lui en demande 400 autres. Il lui donne des renseignements sur la procédure instruite contre lui, l’accompagne chez un avocat, se fait payer pour des cours particuliers qu’il donne à son fils, se laisse offrir des repas et lui demande régulièrement de l’argent pour ses pensions alimentaires ou son loyer.
- C’était un suicide professionnel, social et sanitaire.
Dans son bureau du palais de justice de Montpellier, les contentieux s’accumulent. Le président Claude Civalero pose alors la question que chacun a sur les lèvres.
- Mais vous n’avez jamais été convoqué dans le bureau de votre procureur à cause de votre comportement ? – Si, parce que j’avais des retards dans mes dossiers et parce qu’une fois, j’étais tombé ivre mort dans la rue. Il m’a demandé de me soigner. J’ai essayé. Ça a duré deux ou trois mois et je suis retourné dans l’alcool.
- Et maintenant ? demande le président.
Patrick Keil dit qu’il ne boit plus du tout. Lorsqu’il est sorti de prison, il a erré de centres d’hébergement en foyers Emmaüs jusqu’à ce qu’un chef d’entreprise qu’il avait connu à Lille quand il allait bien, le retrouve et lui vienne en aide. Grâce à lui et à quelques autres, Patrick Keil s’est remis au travail, il s’occupe de la gestion dans une entreprise de BTP, et a déniché un petit logement.
L’ami, un solide gaillard aux cheveux blancs, est assis là, avec un autre compagnon fidèle, dans la salle d’audience. Avant de requérir contre Patrick Keil une peine modérée de 12 mois avec sursis, la procureure Carole Bochter s’est tournée vers eux.
- Aujourd’hui, Patrick Keil n’est plus magistrat, n’est plus procureur, mais il a de vrais amis.
Jugement le 17 février.
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PS: comment ne pas penser à cet autre magistrat, condamné en 2008 pour corruption, qui avait dit au président du tribunal: «Vous savez, moi, sans ma robe, je ne suis plus rien. En fait, j'étais une apparence ».