Actions sur le document

La bande des quatre

Justice au singulier - philippe.bilger, 16/10/2012

Faudrait-il alors se taire devant de tels errements et à l'écoute de telles sottises ? Je ne surestime pas la faculté d'indignation de la France confrontée à cette découverte du pire, pour la morale publique, pour l'allure présidentielle et pour l'Etat de droit. Peu importe : avocats, magistrats, citoyens, nous devons nous mobiliser pour prévenir le retour de celui qu'on nous promet, dont on nous menace, la bouche en coeur et l'appétit en éveil. Je n'ai pas envie d'un chef de bande.

Lire l'article...

Nicolas Sarkozy, Philippe Courroye, Patrick Ouart et Jean-Pierre Picca.

Ainsi ce qu'on pressentait, soupçonnait durant le dernier quinquennat était vrai, et bien au-delà de ce que l'esprit même le moins naïf pouvait imaginer. Non seulement la République irréprochable n'a servi que de leurre pour appâter, un temps, les égarés mais la justice, pour les affaires où le pouvoir agissait en terrain conquis. Elle a été dévoyée. Honteusement.

Le Monde a consacré une page entière et deux articles signés par Gérard Davet et Fabrice Lhomme, d'une part à la manière dont "M.Sarkozy a "suivi" l'affaire Bettencourt" et d'autre part à l'audition à Bordeaux de Philippe Courroye le 2 octobre. Celle-ci est résumée par cette phrase du témoin : "Mes relations avec M.Sarkozy n'ont jamais porté sur aucune affaire que je traitais". P.Courroye a porté plainte contre ce quotidien en visant la publication d'éléments du procès-verbal.

Ses dénégations, pour être totales, n'en sont pas crédibles pour autant.

Il y a eu, en effet, au moins huit entretiens destinés à demeurer secrets entre l'ancien président de la République et le procureur de Nanterre du mois de septembre 2008 au mois de mars 2011.

Sans aborder le détail de la chronologie de ces rendez-vous, ces derniers étaient à chaque fois en suite immédiate ou très proche des développements et des péripéties essentielles de l'affaire Bettencourt de telle sorte que le hasard aurait dû à huit reprises favoriser des rencontres sans lien aucun avec ce dossier, ce qui n'est guère plausible. Ces conciliabules ne pouvaient qu'être éclairés par la teneur des écoutes clandestines opérées par le majordome de Liliane Bettencourt durant un an entre le mois de mai 2009 et le mois de mai 2010 au domicile de la milliardaire.

La fixation de ces tête-à-tête figurait dans les agendas (2007 à 2011) et les courriels saisis le 3 juillet 2012 dans les bureaux et au domicile de Nicolas Sarkozy.

A l'automne 2011, Philippe Courroye, selon Xavier Musca, s'était rendu à l'Elysée pour entretenir également le chef de l'Etat, qui le considérait comme un ami, de son désir d'être nommé procureur à Paris.

Procureur à Nanterre, il avait aussi des contacts avec Patrick Ouart, dont on connaît le rôle d'entremetteur choquant grâce aux enregistrements clandestins, et Jean-Pierre Picca, conseiller judiciaire lui ayant succédé à l'Elysée, ainsi qu'avec Me Herzog, conseil de Nicolas Sarkozy, en plusieurs circonstances.

Les magistrats de Bordeaux, questionnant Philippe Courroye, ont attiré notamment son attention sur le classement sans suite, le 22 septembre 2009, de la plainte de Françoise Meyers, fille de Liliane Bettencourt, déposée à Nanterre le 19 décembre 2007 pour abus de faiblesse. Ils ont paru également mettre en cause le sérieux des investigations en Suisse menées par ce dernier, ce qui pouvait apparaître surprenant pour un procureur surchargé.

Se dégage de ces séquences caractérisées notamment par des contacts intéressés, sans intermédiaire, entre un président de la République et un procureur sur un dossier "sensible", l'impression déplorable d'une domestication de la justice, d'un abandon de la souveraineté de cette dernière et de l'indépendance de celui qui en avait la charge à Nanterre. Une privatisation de l'action publique, au bénéfice des seuls désirs et intérêts de Nicolas Sarkozy. En échange de quoi ? Convient-il d'être forcément de gauche pour s'émouvoir de ces tractations et dénoncer ce délitement ?

Qu'on ne vienne pas soutenir, avec la banalité du cynisme, que cela s'est toujours fait, avec tous les présidents. Je ne crains pas d'être démenti si j'affirme qu'une violation aussi systématique et grave de la morale publique et de la déontologie judiciaire n'a jamais eu cours avant ce dernier quinquennat.

Surtout, ces manquements sont gravissimes à cause de l'implication directe et scandaleuse du président de la République qui en a été l'inspirateur contre sa mission capitale d'être le garant de l'unité et de l'indépendance de la magistrature. Qu'il ait su jouer avec finesse sur la psychologie de son interlocuteur, je n'en disconviens pas, mais il n'empêche qu'obstinément, sans l'ombre d'un état d'âme républicain, Nicolas Sarkozy a foulé aux pieds la justice, les règles d'égalité et d'équité de celle-ci. Un magistrat éminent lui a permis de se livrer à ces dérives en s'en faisant le complice et les conseillers judiciaires du président n'ont assumé qu'un seul rôle : celui de facilitateurs de ces transgressions.

Ces derniers, même s'ils ont été entendus eux aussi à Bordeaux, seront abrités par cette tradition française qui veut que sous l'égide d'un président, on n'est plus tenu par rien d'autre que son service au détriment de toute autre considération. L'un, Patrick Ouart, est reparti chez LVMH qui se soucie comme d'une guigne de tout ce qui est honnête mais non rentable. Quant à l'autre, Jean-Pierre Picca, je ne sais pas où il se trouve.

Philippe Courroye pourrait, paraît-il, faire l'objet d'une procédure disciplinaire si la garde des Sceaux l'envisageait. C'est le point de vue de Matthieu Bonduelle pour le Syndicat de la magistrature (nouvelobs.com), qui n'exclut pas par ailleurs que l'ancien président risque une mise en cause pour entrave à la justice.

Le tout nouvel avocat général à Paris, Philippe Courroye, jouit (ou pâtit) d'une conscience de soi démesurée qui, pourtant alliée à une extrême intelligence, lui interdit de s'examiner avec lucidité, doute et modestie. Dans les extraits de son audition cités par le Monde, il est effarant de constater que sa roideur, sa hauteur, ses protestations de dignité et d'indépendance sont d'autant plus intensément exprimées qu'elles ont à défendre un comportement et des démarches qui les contredisent radicalement.

Il est vain d'espérer autre chose de la bouche et de la personnalité de cet homme qui fut un brillant professionnel avant de succomber à une emprise à la fois flatteuse et efficace qui lui a fait perdre au sens propre ses moyens. J'ai plus de sévérité pour le tentateur virtuose et oublieux de son devoir, Nicolas Sarkozy, que pour la victime consentante et décevante, Philippe Courroye.

Actuellement, avec François Hollande à l'Elysée et la nomination de P.Courroye à Paris, il est certain que ce dernier n'est plus en mesure, et ne le sera pas avant longtemps, de mettre en oeuvre sa conception trop singulière de la justice pour être acceptable. Son amour-propre, depuis des mois, ne cesse pas d'être offensé au point que dorénavant - peut-être le coup de grâce ? - nombreux sont ceux qui découvrent chez son adversaire privilégiée, Isabelle Prévost-Desprez, par contraste, une légitimité et une pratique exemplaires en dépit de ses erreurs. Le meilleur, pour sa déconfiture, sera la décision du Conseil supérieur de la magistrature qui enfin rendra justice à Renaud Van Ruymbeke, son contraire : l'honneur de la magistrature, indifférence au pouvoir et à sa pompe.

Force est aussi d'admettre que l'absence totale, dans ce processus, du garde des Sceaux d'alors et du procureur général de Versailles constituent au moins une circonstance atténuante pour l'ancien procureur de Nanterre. Il s'est engouffré dans un espace où ses supérieurs naturels avaient laissé lâchement l'entière place au président Sarkozy.

Sans doute la riposte la plus appropriée à ces années indécentes pour la justice qui ont vu celle-ci, au travers d'un dossier particulier, détruite dans ses principes constitutionnels, serait-elle de laisser Philippe Courroye dans un anonymat et sous une opprobre qu'à la longue même lui aurait du mal à supporter ?

J'entends déjà, à propos de Nicolas Sarkozy, les reproches qui vont m'être adressés. Mais enfin laissez-le vivre dans, de sa belle vie ! Vous êtes obsédé par lui, il a droit au repos !

Comme j'aimerais ne plus avoir à m'en soucier en ma qualité de modeste citoyen, de blogueur vigilant. Ce n'est pas moi qui oblige l'UMP à faire preuve d'hypocrisie en faisant semblant d'admirer son quinquennat et d'estimer l'homme. Ce n'est pas moi qui fais surgir, de manière régulière, du fond de son trouble et agité mandat des scandales judiciaires ou autres (les sondages de l'Elysée !) qui nous obligent littéralement à revenir vers lui, vers cette République si imparfaite. Ce n'est pas moi qui profère ces âneries s'ajoutant au bilan déjà impressionnant d'un Frédéric Mitterrand : "L'antisarkosysme lui donne la nausée... et Nicolas Sarkozy gagnera la seconde manche"!

Faudrait-il alors tendre l'autre joue, se taire devant de tels errements et à l'écoute de telles provocations ? Je ne surestime pas la faculté d'indignation de la France confrontée à cette découverte du pire, pour la morale publique, pour l'allure présidentielle et pour l'Etat de droit. Peu importe : avocats, magistrats, citoyens, nous devons nous mobiliser pour prévenir le retour de celui qu'on nous promet, dont on nous menace, la bouche en coeur et l'appétit en éveil. Permettons-lui, avec enthousiasme, de réaliser son rêve jusqu'au bout : "Je fais ça pendant cinq ans et ensuite je pars faire du fric comme Bill Clinton"! (Challenges)

Je n'ai pas envie d'un chef de bande.


Retrouvez l'article original ici...

Vous pouvez aussi voir...