Machiavel au pays de Beaumarchais
:: S.I.Lex :: - calimaq, 16/06/2012
J’ai publié cette semaine un billet sur OWNI intitulé La part d’ombre de Google Livres, que je poste ici à des fins d’archivage, comme je le fais de toutes les chroniques hebdomadaires que j’écrispour OWNI depuis le début de l’année.
Mais depuis mercredi, la discussion a eu le temps de s’épanouir, sur Twitter ou dans les commentaires de ce billet sur OWNI, et de nouveaux éléments sont apparus.
Initialement dans mon billet, j’ai essayé de réfléchir aux implications de l’accord conclu entre Google et le SNE sur le dispositif de la loi sur l’exploitation des livres indisponibles du XXème, votée en mars dernier.
J’avais essayé d’envisager 3 scénarios :
- Le scénario idyllique : Les deux dispositifs s’avèrent effectivement complémentaires, comme l’avait prophétisé Antoine Gallimard. Les éditeurs gardent ainsi le choix entre deux voies différentes pour faire renaître leurs livres indisponibles. Certains vont travailler avec Google, d’autres – en nombre suffisant – passent par la gestion collective de la loi sur les indisponibles. Certains encore distinguent plusieurs corpus et les orientent soit vers Google, soit vers le dispositif Indisponibles, sur une base cohérente. Il en résulte au final deux offres distinctes et intéressantes pour les consommateurs. La France gagne l’Euro 2012 de football et on découvre un nouveau carburant inépuisable sur la Lune. Hem…
- Le scénario pathétique : Les éditeurs font le choix massivement d’adopter l’accord-cadre et de marcher avec Google. Comme je l’ai expliqué plus haut, cela tarit à la source le réservoir des oeuvres qui peuvent intégrer le dispositif, faute d’être indisponibles. La gestion collective envisagée demeure une sorte de coquille quasi-vide. Les sommes considérables de l’Emprunt national dévolues à ce projet auront été mobilisées en vain. Le Code de Propriété Intellectuelle reste quant lui défiguré. La France est éliminée piteusement de l’Euro de foot 2012 et on apprend que la Lune émet des particules cancérigènes sur la Terre. Hem…
- Le scénario machiavélique : Contrairement à ce que j’ai dit plus haut, il existe tout de même une façon de connecter le dispositif de la loi sur les Indisponibles à l’accord Google. Mais cela ma paraîtrait tellement tordu que je n’avance l’hypothèse… qu’en tremblant ! Imaginons que Google et les éditeurs s’accordent sur un délai pour que le moteur n’exploite pas les oeuvres. Celles-ci seront donc bien indisponibles au sens de la loi et elles pourront être inscrites dans la base, ce qui déclenche l’opt-out. Peut alors jouer à plein l’effet de “blanchiment des contrats d’édition”, qui garantit aux éditeurs de conserver les droits, même sur les oeuvres pour lesquelles cela aurait pu être douteux (notamment les oeuvres orphelines). Google réalise alors en France, ce qu’il ne peut plus rêver d’atteindre aux Etats-Unis, en obtenant par la suite une licence d’exploitation auprès de la société de gestion collective. Alors que les français étaient en passe de gagner l’Euro 2012, la finale est interrompue par une pluie de criquets. On découvre sur la Lune une forme de vie cachée, hostile et bavante, qui débarque pour tout ravager. Hem…
Mais les commentaires et discussions m’ont montré qu’on pouvait envisager d’autres hypothèses encore plus machiavéliques encore, qu’il me paraît important de faire figurer ici.
Tout d’abord, mes discussions avec @BlankTextField, fin observateur de cette affaire Google, m’ont permis de voir que mon troisième scénario était trop alambiqué et qu’il y a une manière encore plus simple de tordre le dispositif de la loi sur les indisponibles.
Il suffit bien pour les éditeurs de commencer par s’arranger pour que les livres numérisés par Google soient inscrits dans la base de données, pour déclencher le délai de 6 mois d’opt-out. A l’issue de ces 6 mois, la société de gestion collective reçoit l’exercice des droits d’exploitation numérique sur les ouvrages, si aucun auteur ne s’est manifesté pour sortir du système. Ensuite, cette même société est tenue de rechercher et de proposer à l’éditeur d’exploiter son ouvrage (mais pas l’auteur, bien sûr !). L’éditeur peut alors récupérer un droit exclusif d’exploitation à charge pour lui d’exploiter effectivement l’oeuvre dans les deux ans. L’intérêt pour lui, c’est qu’à ce moment, il est difficile pour l’auteur de s’opposer à cette exploitation, comme je l’avais montré ici. En effet, pour ce faire, il doit apporter lui même la preuve qu’il est seul titulaire des droits numériques, ce qui est très complexe.
Et c’est là que Machiavel pointe le bout de son nez, car on peut tout à fait imaginer que l’éditeur, nanti par la magie de ce dispositif indisponible des droits d’exploitation numérique en bonne et due forme, peut alors se tourner vers Google pour “partager” avec lui cette exclusivité, c’est-à-dire l’autoriser à exploiter le fichier et en récupérer une copie pour le faire lui-même Cette manoeuvre machiavélique sera d’autant plus redoutable si l’oeuvre en question est orpheline, car l’auteur par définition ne pourra pas se manifester. Et Google pourra quand même récupérer via l’éditeur un droit d’exploitation, ce qui lui est impossible à l’heure actuelle de l’autre côté de l’Atlantique à cause de l’éhec en justice de son règlement Google Books…
Fascinant ! Tellement tordu, mais tellement efficace !
D’autres que moi, en commentaire du billet sur OWNI, se sont livrés à de petits exercices de science-fiction machiavélique, en combinant tout ceci avec les effets juridiques de l’impression à la demande.
Voyez plutôt :
Commentaire de @TheSFReader :
Machiavélique, certes… moi non plus je n’ose y penser… Seul Méphisto pourrait imaginer le scénario suivant:
Les éditeurs s’assurent que les livres indisponibles soient saisis dans la BD. Ils deviennent prioritaires pour l’exploitation numérique de l’oeuvre.
Exploitation effectuée la main dans la main avec Google, et par laquelle ils obtiennent sans grands frais des exemplaires numérisés.
Ces exemplaires servant alors à créer les fichiers pour l’impression à la demande, qui à leur tour servent comme preuve légale de l’exploitation commerciale suivie de l’oeuvre (et oui, indisponible et exploitation suivie ne sont pas opposées il me semble d’un point de vue légal. Je me trompe ?)Bref, par ce tour de passe passe, les éditeurs récupèrent d’un même coup les droits numériques et la prolongation ad vitam eternam du contrat d’édition papier…
Commentaire de @TheSFReader :
Tiens, encore une conséquence supplémentaire, en tirant le raisonnement plus loin : l’éditeur est prioritaire sur l’auteur pour gérer les oeuvres indisponibles.
Le seul moyen de l’auteur de se dégager est “s’il apporte la preuve qu’il est le seul titulaire des droits [numériques]“.
Va prouver que tu n’as pas donné les droits à un autre…En continuant le contrat papier, (par du POD si nécessaire), l’éditeur peut s’opposer à tout retrait demandé par l’auteur de la base des indisponibles … et donc conserver les droits numériques aussi longtemps … ad-vitam-eternam on disait. + 70 ans bien entendu.
On en est à combien de bandes sur ce billard ? 4 ? 5 ?
Commentaire de Nicolas Ancion :
Encore un peu plus élaboré. Le problème, pour les éditeurs, dans vos propositions machiavéliques, c’est qu’ils ne peuvent appliquer cette stratégie qu’aux oeuvres indisponibles. Or , ce qui est rentable l’est encore plus pour les titres qui vendent bien. On ne va pas les rendre indisponibles pour les numériser à l’oeil, tout de même ? Mais si ! Il suffit pour cela de rendre indisponible l’édition primaire (en grand format) tout en poursuivant l’exploitation du format poche. Le livre est donc indisponible techniquement (puisque le contrat ne parle jamais que de disponibilité de l’édition primaire) mais toujours commercialisé pour l’éditeur… Il suffit que cela dure moins de six mois pour que l’auteur ne puisse avoir le temps, légalement, de récupérer ses droits. Argh !
Commentaire de @TheSFReader
Bien que ça me chagrine, je dois en fait dire qu’en relisant l’article 134-1 il m’est venu un doute sur votre interprétation : “On entend par livre indisponible au sens du présent chapitre un livre publié en France avant le 1er janvier 2001 qui ne fait plus l’objet d’une diffusion commerciale par un éditeur et qui ne fait pas actuellement l’objet d’une publication sous une forme imprimée ou numérique.”
“Sous une forme imprimée ou numérique” : une édition poche rendrait le livre disponible, donc non éligible.
Mais poussons le vice un peu plus loin : qui vérifie effectivement, et selon quelles méthodes, la disponibilité des oeuvres ? En cas d’entrée incorrecte d’une oeuvre disponible dans la base donnant lieu à exploitation numérique, comment sera démêlé l’écheveau ?
Supposons donc notre éditeur malhonnête (nous sommes dans l’hypothétique bien entendu) ne prenant même pas la peine d’arrêter la diffusion du livre papier. Que risquera t’il à faire inscrire le livre dans la base ? Au bout de 6 mois, n’ayant pas lui même objecté à l’inscription du livre, il revient à votre scénario précédent, sans avoir perdu 6 mois de recettes.
Je suppose qu’un juge verra sans soucis (si ce n’est les cheveux perdu par l’auteur dans la bataille) à travers ce genre de stratagèmes, qui pour le coup demande une participation “active” de l’éditeur, mais en attendant il resterait parfaitement légal, même malhonnête.
Commentaire de Franck Macrez :
L’idée c’est qu’on raisonne sur le “livre”. L’édition grand format est épuisée, c’est un “livre” indisponible, même s’il sort en poche. Ce sera à la BNF de juger ce qu’elle inscrit dans la base. Je doute qu’elle aille jusqu’à accepter ce type de dérive, mais c’est que je reste malgré tout d’un naturel optimiste. D’ailleurs quelle légitimité a-t-elle pour juger de quoi que ce soit ?
Alors ? Ca fait peur, non ?
Machiavel au pays de Beaumarchais, quelle combinaison redoutable !
La part d’ombre de Google Livres
Paix des braves pour Les Echos ; hache de guerre enterrée pour La Tribune ; calumet de la paix partagé pour le Nouvel Observateur : la presse est unanime pour célébrer l’accord-cadre intervenu entre Google, le Syndicat National de l’Edition (SNE) et la Société Des Gens de Lettres (SGDL), rendu public lundi à propos de la numérisation des livres indisponibles sous droits.
Il est vrai que l’évènement est d’importance, puisque cet arrangement met fin à plus de sept années de conflits entre le moteur de recherche et le monde de l’édition française, à propos du programme de numérisation Google Books, qui avait entendu renverser de fond en comble les règles du droit d’auteur pour progresser plus vite.
Pourtant derrière cette belle unanimité, de multiples signes, émanant notamment d’auteurs français méfiants ou remontés contre les instances prétendant les représenter, attestent qu’il reste comme “un caillou dans la chaussure“, pour reprendre les paroles de l’écrivain Nicolas Ancion…
Il faut d’abord mettre en lumière le “côté clair” de cet accord, pour pouvoir mieux se rendre compte en quoi il comporte aussi un “côté obscur”, notamment en ce qui concerne ses liens avec la loi sur l’exploitation numérique des livres indisponibles du 20ème siècle, adoptée par le Parlement français en mars dernier.
Du conflit en justice à l’accord-cadre
L’essentiel du contentieux portait sur le recours par Google à l’opt-out (option de retrait), un procédé par lequel il demandait aux titulaires de droits de se manifester explicitement pour demander à sortir de son programme, ce qui lui permettait d’avancer dans la numérisation des ouvrages sans s’embarrasser a priori de la question chronophage de la gestion des droits. Mais cette méthode a été condamnée par la justice française en décembre 2009, au terme d’un procès retentissant faisant suite à une plainte de l’éditeur La Martinière, soutenu par le SNE et la SGDL, qui a rappelé que l’opt-in (option d’adhésion) était seule compatible avec les règles du droit d’auteur français qui exigent que les titulaires de droits donnent un consentement explicite et préalable à l’utilisation de leurs oeuvres.
L’impasse atteinte par Google en France a finalement trouvé également écho aux Etats-Unis, où un autre procès fleuve, redoutablement complexe, l’oppose depuis plus longtemps encore aux auteurs et éditeurs américains. Saisi pendant plusieurs années d’une proposition de règlement entre les parties, qui aurait entériné le procédé de l’opt-out, le tribunal de New York en charge de l’affaire a lui aussi fini par estimer début 2011 que seule une solution à base d’opt-in pouvait être envisagée. Si un accord paraissait pouvoir être trouvé sur ce fondement avec les éditeurs américains, ce n’est visiblement pas le cas avec les auteurs réunis au sein de l’Author’s Guild, avec qui Google a repris une guerre de procédure acharnée. Mais alors qu’on avait pu penser un moment que l’Author’s Guild allait se faire éjecter du procès, le tribunal a fini à la fin du mois dernier par conforter sa position, ce qui place à présent Google dans une posture délicate aux Etats-Unis.
Cette situation d’échec dans le volet américain de l’affaire Google Livres contraste avec l’entente qui s’est installée peu à peu en France entre Google et les éditeurs, suite à sa condamnation en justice. Dès novembre 2010, Hachette Livres avait décidé de passer un protocole d’accord avec Google pour la numérisation de 50 000 oeuvres épuisées, sur la base de listes d’ouvrages établis par l’éditeur, ce qui consacrait un retour à l’opt-in. Il avait été suivi de manière emblématique par les éditions La Martinière, qui concluaient en août 2011 un accord paraissant suivre des principes similaires. Gallimard, Flammarion et Albin Michel annonçaient de leur côté en septembre 2011 un abandon des poursuites et l’ouverture de négociations.
L’accord-cadre conclu lundi s’inscrit donc dans une certaine logique et un mouvement graduel d’apaisement. Il consacre sans doute le basculement du groupe Editis, dont la position concernant Google Livres restait à ce jour incertaine, ainsi que l’abandon des poursuites par la SGDL, côté auteurs.
Echanges de bons procédés…
“Un internet raisonné où chaque partie se comprend” : les propos d’Antoine Gallimard lors de la conférence de presse mettent en avant l’esprit de réciprocité consacré par cet accord.
L’idée de base pour les éditeurs acceptant d’entrer dans l’accord consistera à travailler avec Google pour dresser une liste de titres figurant dans l’immense base de 20 millions d’ouvrages numérisés de Google, de vérifier qu’il en possède bien les droits et que les livres ne sont plus disponibles à la vente, que ce soit en papier ou en numérique.
L’éditeur aura alors la faculté de décider s’il souhaite que Google commercialise ses ouvrages via son propre dispositif de vente (Google Play), la “majorité des revenus“étant reversés à l’éditeur, d’après Philippe Colombet de Google France. Cet élément est décisif, car on imagine que c’est précisément ce taux de retour sur le produit des ventes de Google qui a satisfait les éditeurs français. Dans la première version du règlement américain, 63% des sommes étaient reversées aux titulaires de droits via le Book Right Registry. Ce règlement prévoyait également qu’au cas où les droits d’exploitation n’étaient pas retournés intégralement aux auteurs, le partage de ces revenus devait se faire à 65% pour l’auteur et à 35% pour l’éditeur. Gardez bien cela en tête, car il est fort probable que l’arithmétique soit beaucoup moins favorable aux auteurs avec l’accord-cadre français. Pour l’instant, il n’est cependant pas possible de connaître dans le détail le contenu de cet accord-cadre, qui ne sera transmis qu’aux éditeurs membres du SNE (et pas aux auteurs ? Tiens donc ? ;-).
En complément de ce partage des revenus, le SNE et la SGDL reçoivent eux aussi des sommes qui serviront pour les éditeurs à financer l’opération “Les petits champions de la lecture” et pour les auteurs à améliorer la base de données de la SGDL. Notons que le montant de ces sommes reste confidentiel côté français, alors qu’il était clairement annoncé en ce qui concerne le Règlement américain (125 millions de dollars). Autre pays, autres moeurs !
Mais l’argent n’est quand même pas tout et en matière de livre numérique, le nerf de la guerre, c’est d’abord la possession des fichiers. Or ici, les éditeurs obtiennent de pouvoir récupérer les fichiers numérisés par Google, assortis du droit d’en faire une exploitation commerciale, selon “plusieurs modalités proposées par Google” d’après le compte-rendu de la conférence de presse dressé par Nicolas Gary d’Actualitté. Cette expression un brin sibylline renvoie visiblement à des possibilités de distribution, par ses propres moyens ou via des plateformes commerciales, étant entendu que, comme cela avait déjà plus ou moins filtré à propos des accords Hachette et Lamartinière, des exclusivités ont été consenties par les éditeurs français afin que les fichiers ne soient pas distribués par les concurrents les plus menaçants pour Google : Apple et Amazon. A ce sujet, il est sans doute assez cocasse de relever que les questions d’atteinte à la libre concurrence ont joué un rôle essentiel dans le rejet du règlement aux Etats-Unis et que l’Autorité de la Concurrence en France s’est déjà émue de l’évolution de Google vers une position dominante en matière dans le domaine du livre numérique. Les éditeurs pourront par ailleurs également exploiter les fichiers sous forme d’impression à la demande.
Mis à part ces réserves sur lesquelles je reviendrai plus loin, on peut donc considérer l’accord-cadre français comme un échange de bons procédés, relativement équilibrés même s’il parait globalement très favorable aux éditeurs français.
Entre l’opt-in et l’opt-out, la France balance
Pourtant la part d’ombre de l’arrangement n’a pas manqué d’apparaître dès la conférence de presse de lundi, notamment lorsque Antoine Gallimard a dû répondre à propos des rapports entre ce dispositif et la récente loi sur la numérisation des livres indisponibles du 20ème siècle. Pour le président du SNE, “la présentation de cet accord-cadre n’est que pur hasard avec le calendrier de la loi sur la numérisation des oeuvres indisponibles du XXe siècle“.
Pur hasard, bien sûr…
Mais les similitudes sont tout de même troublantes et le pur hasard a visiblement bien fait les choses.
Car la loi sur l’exploitation numérique des livres indisponibles du 20ème siècle porte exactement sur le même objet que l’accord-cadre conclu avec Google, à savoir le corpus massif des oeuvres qui ne sont plus disponibles à la vente sous forme papier ou numérique, mais qui restent protégées par des droits. Or ce qui frappe immédiatement, c’est la différence de fonctionnement au niveau juridique des deux dispositifs envisagés.
En effet, alors que les éditeurs et les auteurs se sont visiblement battus avec opiniâtreté pour faire triompher l’opt-in dans l’accord-cadre, ils ont accepté avec la loi sur les livres indisponibles que soit introduit dans le Code de propriété intellectuelle français un opt-out ! J’ai déjà eu l’occasion de dire que cette loi était plus que critiquable dans la mesure où elle portait très fortement atteinte aux principes du droit d’auteur français et que loin de constituer une alternative à Google Livres, elle ne faisait qu’en singer (maladroitement) les modalités.
Or la loi française, dans l’exposé même de ses motifs, explique qu’il n’était en quelque sorte pas possible de faire autrement que de passer par un opt-out pour introduire un système de gestion collective viable pour les oeuvres orphelines. L’accord-cadre intervenu lundi prouve que c’est absolument faux et que de l’aveu même des éditeurs du SNE et des auteurs de la SGDL, qui ont pourtant fait un lobbying d’enfer pour pousser cette loi, une autre approche était tout à fait possible, plus respectueuse des droits de tous – à commencer par ceux des auteurs – !
Il est donc évident maintenant que cette loi a introduit dans le Code des adultérations majeures au droit d’auteur quasiment pour rien et pour bien mesurer la gravité de la chose, il faut relire ce qu’en dit par exemple le juriste spécialisé en propriété intellectuelle Franck Macrez dans le premier commentaire du texte paru au Dalloz :
En définitive, et à s’en tenir à la cohérence de la loi nouvelle avec les principes traditionnels du droit d’auteur, le bilan de ce texte voté en urgence est désastreux [...] Les auteurs se voient, par la force de la loi, obligés de partager les fruits de l’exploitation de leur création avec un exploitant dont la titularité des droits d’exploitation numérique est fortement sujette à caution. L’obligation d’exploitation permanente et suivie, qui participe de l’essence même de l’archétype des contrats d’exploitation du droit d’auteur, est anémiée. La présomption de titularité des droits d’exploitation sur l’œuvre au profit de son propriétaire naturel est réduite à néant. Que reste-t-il du droit d’auteur ?
Tout ça… pour ça ? Mais ce n’est pas terminé encore…
Loi sur la numérisation des indisponibles et accord-cadre, quelle cohérence ?
Quelle cohérence y a-t-il de la part des éditeurs du SNE et des auteurs de la SGDl a avoir tant poussé pour faire advenir cette loi, alors qu’un accord-cadre avec Google était en préparation ?
On peut penser que la première – et sans doute principale – raison était avant tout d’ordre tactique. Il est beaucoup plus simple de négocier avec un acteur redoutable comme Google si on peut assurer ses arrières en lui faisant remarquer qu’en cas d’échec des pourparlers, on pourra se tourner vers un dispositif national, financé à grands renforts d’argent de l’Emprunt national pour numériser et exploiter les ouvrages indisponibles, sans avoir besoin des services du moteur de recherche.
Mais une fois ce bénéfice “tactique” empoché, il y a de fortes raisons de penser que les éditeurs préféreront l’accord-cadre au dispositif mis en place par la loi française. Tout d’abord, l’accord-cadre a le mérite de rester secret, ce qui est toujours bien pratique, alors que la loi française, malgré beaucoup d’obscurités lors de son adoption, est lisible par tout un chacun.Comme le fait remarquer malicieusement @BlankTextfield sur Twitter, Google et le SNE pourraient commencer leur opération des “Petits champions de la lecture”… en permettant à tout le monde de lire cet accord ! Chiche ? Sachant que le Règlement Google Books aux Etats-Unis avait lui aussi la vertu d’être complètement public… Autre pays, blablabla…
L’autre avantage réside sans doute paradoxalement dans les fameuses “exclusivités” que comporte l’accord-cadre, qui empêchent des acteurs comme Apple et surtout Amazon d’exploiter les fichiers. Il faut sans doute moins y voir une condition imposée par Google qu’une entente passée entre tous les acteurs. Car il ne doit pas tant déplaire aux éditeurs français qu’Amazon par exemple soit ainsi mis sur la touche ; Mister Kindle et ses prix cassés étant considérés comme l’antéchrist numérique par beaucoup… En comparaison, il faut reconnaître que le dispositif de la loi sur les indisponibles est plus ouvert, puisque la société de gestion collective qui récupèrera la gestion des droits grâce à l’opt-out est tenue d’accorder des licences d’exploitation commerciales sur une base non-exclusive.
Notons enfin que contrairement à ce qu’a indiqué Antoine Gallimard lors de la conférence de presse, il y a fort peu de chances que la loi sur les indisponibles et l’accord-cadre s’avèrent “complémentaires”, et ce, pour une raison très simple. Si les ouvrages figurent sur des listes permettant à Google de les exploiter commercialement et si les éditeurs récupèrent les fichiers avec la possibilité de les exploiter, par définition, ces livres ne sont PLUS indisponibles. Ils ne peuvent donc plus être inscrits sur la base de données gérée par la BnF, qui constitue la première étape du processus d’opt-out.
Si les éditeurs principaux du SNE font le choix de signer l’accord-cadre avec Google, la loi française sur les indisponibles sera mécaniquement vidée de sa substance et il n’en restera en définitive que les vilaines scories juridiques qu’elle a introduites dans le Code…
Allez comprendre ! Mais vous allez voir qu’il y a d’autres éléments fort éclairants…
Des auteurs entre Charybde et Scylla ?
Le grand mérite de cette loi sur les indisponibles est peut-être d’avoir amené un grand nombre d’auteurs à se mobiliser, en marge de la SGDL, pour la défense de leurs droits dans l’environnement numérique. Réunis sous la bannière du collectif “Le droit du serf“, ils ont fait valoir, notamment lors de discussions avec le Ministère de la Culture, que les oeuvres indisponibles doivent être assimilées à des oeuvres épuisées, ce qui dans l’esprit du droit d’auteur français, signifie que les droits devraient entièrement leur revenir. Un éditeur qui laisse un ouvrage s’épuiser manque vis-à-vis de l’auteur à une obligation essentielle du contrat d’édition. Dès lors que l’éditeur reconnaît, comme c’est le cas dans l’accord-cadre avec Google, que les oeuvres sont bien “indisponibles”, il n’est pas normal qu’il puisse continuer à revendiquer des droits numériques et une prétention à toucher une rémunération.
Cette rémunération de l’auteur a toutes chances d’ailleurs d’être réduite à la portion congrue. Souvenez-vous que dans le Règlement américain, il était prévu que 63% des revenus dégagés par Google iraient aux titulaires de droits, avec une répartition de 65% à l’auteur et de 35% à l’éditeur. Dans le dispositif de la loi sur les indisponibles, les sommes doivent être partagées à 50/50 entre l’éditeur et l’auteur (ce qui est déjà plus défavorable…). Avec l’accord-cadre, ce sera dans la plupart des cas sans doute bien pire encore. En effet, pour pouvoir être en mesure d’exploiter les livres sous forme numérique, les éditeurs font signer aux auteurs des avenants concernant les droits numériques. On sait par exemple que c’est ce qu’a dû faire Hachette suite à la passation de l’accord en 2010 avec Google. Or il est notoire que les éditeurs dans ce cas font signer des avenants numériques qui tentent de maintenir le taux de rémunération prévu pour le papier (entre 8 et 12% en moyenne). Et beaucoup d’auteurs hélas ont sans doute déjà accepté de tels avenants… ce qui signifie qu’à tout prendre l’accord-cadre avec Google est beaucoup plus rémunérateur pour les éditeurs que la loi sur les indisponibles. C’est plus clair comme ça ?
Soulignons enfin un point essentiel : il y a tout lieu de penser que l’opt-in imposé à Google s’applique en définitive beaucoup mieux pour les éditeurs que pour les auteurs. En effet, comme le fait très justement remarquer dans une tribune caustique l’auteur de SF et pilier du collectif “le droit du serf”, Yal Ayerdhal, la sortie du dispositif de l’accord-cadre va sans doute nécessiter pour les auteurs une action positive en direction de leur éditeur, et le site Actualitté pointe également ce problème :
[...] que peut faire un auteur pour empêcher que son oeuvre soit numérisée en amont, et non plus en aval, avec cette simple possibilité de faire retirer le livre de la liste ? La démarche est complexe, voire laborieuse, et le président du SNE de nous répondre : « Mais en tout cas, il a le droit de la faire retirer. Son droit de retrait est inaliénable. » Le droit, certes, mais rien à faire en amont de la numérisation…
On est donc bien toujours dans l’opt-out… mais pour l’auteur seulement ! Ceci étant dit, ce travers majeur existait aussi dans la loi sur les oeuvres indisponibles, qui offre à l’éditeur des moyens beaucoup plus aisés de se retirer du dispositif que pour l’auteur.
Au final, on peut comprendre que certains auteurs se posent des questions à propos du rôle de la SGDL dans cet arrangement, alors que des points de désaccords importants existaient entre le SNE et cette organisation à propos de la question de l’évolution des contrats d’édition numérique. L’organisation répond à ces critiques en mettant en avant le fait que l’accord qu’elle a signé avec Google est indépendant de celui conclu par le SNE.
Admettons… mais comment expliquer alors qu’en 2010, la SGDL ait si vivement réagi à l’annonce du partenariat conclu entre Google en Hachette, en appelant ses membres à la plus grande vigilance ? En dehors du chèque versé par Google, quelles garanties a-t-elle bien pu obtenir qui aient à présent calmé ses frayeurs, alors que les modalités de fonctionnement de l’accord-cadre de lundi semblent identiques à celles de l’accord Hachette ?
D’autres acteurs de la “chaîne du livre” peuvent sans doute nourrir quelques inquiétudes. Il n’est plus question des libraires par exemple, alors qu’en 2011, La Martinière les mettait encore en avant (mais 2011, c’était déjà il y a si longtemps…). Quant aux bibliothèques, elles sont littéralement rayées de la carte par cet accord, alors qu’elles avaient quand même reçu quelques miettes symboliques dans la loi sur les indisponibles. En ce qui concernent leurs propres arrangements, aussi bien Hachette que La Martinière avaient évoqué la possibilité que les fichiers remis par Google soient transférés à la Bibliothèque nationale de France. Qu’en est-il pour cet accord ? Mystère… Sans compter que la BnF n’est pas l’ensemble des bibliothèques françaises et que la question du déficit criant de l’offre de livres numériques prévue pour elles reste entière.
Trois scénarios d’évolution concernant le projet Indisponibles
Vous l’aurez compris, la part d’ombre principale de cet accord-cadre réside pour moi dans son articulation avec la loi sur les indisponibles. L’explication la plus simple consiste sans doute à se dire que les éditeurs français ont habilement joué sur tous les tableaux à la fois et qu’ils l’ont finalement emporté partout.
Mais essayons de nous porter dans l’avenir et d’envisager trois scénarios d’évolution pour cette loi :
- Le scénario idyllique : Les deux dispositifs s’avèrent effectivement complémentaires, comme l’avait prophétisé Antoine Gallimard. Les éditeurs gardent ainsi le choix entre deux voies différentes pour faire renaître leurs livres indisponibles. Certains vont travailler avec Google, d’autres – en nombre suffisant – passent par la gestion collective de la loi sur les indisponibles. Certains encore distinguent plusieurs corpus et les orientent soit vers Google, soit vers le dispositif Indisponibles, sur une base cohérente. Il en résulte au final deux offres distinctes et intéressantes pour les consommateurs. La France gagne l’Euro 2012 de football et on découvre un nouveau carburant inépuisable sur la Lune. Hem…
- Le scénario pathétique : Les éditeurs font le choix massivement d’adopter l’accord-cadre et de marcher avec Google. Comme je l’ai expliqué plus haut, cela tarit à la source le réservoir des oeuvres qui peuvent intégrer le dispositif, faute d’être indisponibles. La gestion collective envisagée demeure une sorte de coquille quasi-vide. Les sommes considérables de l’Emprunt national dévolues à ce projet auront été mobilisées en vain. Le Code de Propriété Intellectuelle reste quant lui défiguré. La France est éliminée piteusement de l’Euro de foot 2012 et on apprend que la Lune émet des particules cancérigènes sur la Terre. Hem…
- Le scénario machiavélique : Contrairement à ce que j’ai dit plus haut, il existe tout de même une façon de connecter le dispositif de la loi sur les Indisponibles à l’accord Google. Mais cela ma paraîtrait tellement tordu que je n’avance l’hypothèse… qu’en tremblant ! Imaginons que Google et les éditeurs s’accordent sur un délai pour que le moteur n’exploite pas les oeuvres. Celles-ci seront donc bien indisponibles au sens de la loi et elles pourront être inscrites dans la base, ce qui déclenche l’opt-out. Peut alors jouer à plein l’effet de “blanchiment des contrats d’édition”, qui garantit aux éditeurs de conserver les droits, même sur les oeuvres pour lesquelles cela aurait pu être douteux (notamment les oeuvres orphelines). Google réalise alors en France, ce qu’il ne peut plus rêver d’atteindre aux Etats-Unis, en obtenant par la suite une licence d’exploitation auprès de la société de gestion collective. Alors que les français étaient en passe de gagner l’Euro 2012, la finale est interrompue par une pluie de criquets. On découvre sur la Lune une forme de vie cachée, hostile et bavante, qui débarque pour tout ravager. Hem…
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