Féminicides : un massacre judiciaire ?
Justice au Singulier - philippe.bilger, 19/11/2019
Rien de plus facile que les compétences et les vigilances rétrospectives, en reconstruisant une magistrature idéale quand on ne s'y trouve plus et que les contraintes du métier vous sont devenues étrangères.
Pourtant on peut s'interroger sur des désastres criminels qui ne conduisent pas seulement à incriminer les carences de la police et de la gendarmerie mais aussi les erreurs et négligences liées aux pratiques judiciaires.
Sur le plan des violences conjugales, un rapport alarmant de l'inspection générale de la justice souligne "de graves dysfonctionnements dans la chaîne pénale" et formule vingt-quatre propositions "pour améliorer la prévention". Aucune n'est dérisoire, inutile ou dénuée de fondement (Le Figaro).
Mais, à lire la remarquable et effrayante double page consacrée par le Monde aux "Féminicides ; une justice trop souvent en échec face aux agresseurs", l'essentiel n'est pas là.
Les exemples divers tirés d'une quotidienneté pénale où la justice a apparemment failli et qui concernent des juridictions de taille différente font apparaître des aberrations qui devraient mériter au moins une réflexion ministérielle de haut niveau.
Car, s'il est exclu de jeter la première pierre judiciaire à qui que ce soit, à quelque parquet ou juge des libertés et de la détention (JLD) se trouvant impliqué dans un processus choquant, on est pourtant obligé d'aller au bout d'une vérité que le corporatisme répugne à admettre.
Le ver n'est pas toujours en dehors du fruit mais aussi dans le fruit. Et cette constatation d'évidence explique pourquoi, en s'obstinant à ne pas toucher le coeur du problème, on fuit les possibles solutions.
Quand le procureur de Marseille énonce : "Prises isolément, les choses ont été faites correctement. Dès lors qu'on les aligne par rapport au drame, des points ont été mis en évidence qui pouvaient être améliorés", il s'agit d'un triomphe de l'euphémisation.
D'abord, sans arrogance, il y a des décisions singulières qui ne laissent pas de surprendre, pour demeurer poli.
Ensuite, ce ne sont pas des petites touches qui sont nécessaires pour favoriser une amélioration mais une véritable révolution.
"La mauvaise circulation de l'information est un terrible facteur d'aveuglement des institutions face aux crimes conjugaux" : il s'agit de la tare fondamentale. On relève que le pire advient quand chaque décision est prise en autarcie. Des données capitales qui auraient dû éclairer n'ont pas été transmises. Au lieu d'être confronté à une histoire et à un passé, le magistrat est trop souvent conduit à statuer sur un épisode semblant isolé. De sorte qu'au lieu d'être de plus en plus perçue, une dangerosité est réduite à un acte unique qui n'est pas connecté à celui qui précède et n'éclairera pas le suivant.
Il y a d'autres motifs qui viennent ici ou là perturber le fonctionnement normal de la Justice. Et il serait malhonnête d'éluder le fait que certaines personnalités ont une propension incoercible à l'erreur, par idéologie ou par insuffisance. Il y a, par exemple, des refus de détention par tel ou tel JLD qui font froid dans le dos !
Il paraît difficile de s'illusionner : face à une charge de travail considérable et infiniment pluraliste dans sa matière, même le procureur le plus attentif et consciencieux ne pourra pas toujours échapper à une négligence, un oubli, une légèreté dont les conséquences pourraient être redoutables dans le domaine qui nous préoccupe. Il est donc essentiel de créer autant qu'on le peut une spécialisation. La curiosité intellectuelle y perdra mais l'efficacité judiciaire y gagnera. Avec une telle méthode, aucun manquement ne devra être toléré.
Il est évidemment exclu qu'un tel dispositif puisse être mis en place partout mais cela implique une hiérarchisation des priorités qui pourra d'ailleurs évoluer au fil du temps. S'il est hors de question de négliger la délinquance banale - trop de classements par facilité -, reste qu'actuellement, pour combattre le fléau des violences conjugales, il convient qu'un magistrat à temps plein s'en occupe ou bien soit le coordonnateur à une plus vaste échelle de tout ce qui se rapporte à ces délits et à ces crimes.
L'imparfaite, voire inexistante, circulation de l'information impose ce qui dans la pratique est trop souvent négligé : le coeur du réacteur pénal est le bureau d'ordre, le lieu où doivent être centralisées toutes les informatives relatives à une personne ou à une affaire, à quelque niveau que ce soit. Le ou la fonctionnaire responsable de ce service capital ne pourra pas se permettre d'être médiocre mais exemplaire. Sans la moindre faille ni incurie. Rigueur et vigilance. Je suis toutefois un peu inquiet: au regard de mon expérience passée, de telles compétences et fiabilités ne pullulent pas...
Si on veille à instaurer rapidement de tels changements, nous ne devrions avoir aucun scrupule à imposer un contrôle professionnel qui ciblera les magistrats qui, du parquet et/ou du siège (j'entends déjà les hauts cris mais il y a des juges dont les décisions sont tellement absurdes qu'elles ne devraient plus relever des seules voies de recours), ont failli sans la moindre excuse.
Pourquoi les institutions françaises donnent-elles souvent le sentiment d'un délitement, de pratiques approximatives et d'une médiocre conscience professionnelle ? On a trop peur de les mettre en cause et d'incriminer les agents directement responsables de fiascos dénoncés comme s'ils n'émanaient de personne ! On préfère les dénonciations abstraites aux accusations personnalisées. Ce qui revient à tout laisser en l'état.
Il y a pourtant des ennemis de l'intérieur.
Le massacre judiciaire est évitable.