Au bonheur des rencontres
Chroniques judiciaires - Pascale Robert-Diard, 3/08/2013
D'un Ipad oublié dans le panier d'un vélo peuvent naître de belles rencontres. La première a été celle de Patrice et Didier, deux anciens SDF, qui nous avaient raconté comment ils s'étaient sortis de la rue en saisissant les mains qui leur avaient été tendues. Parmi elles, celle de Pauline de Vaux, médecin addictologue qui a convaincu Didier d'arrêter de boire.
Dans les commentaires publiés sous ce "Conte de printemps" - vous aviez été nombreux à exprimer l'envie d'en savoir davantage sur cette femme, d'exiger un "droit de suite" en quelque sorte. Vous aviez raison.
Cette deuxième rencontre, la voilà. L'article a été publié dans Le Monde du jeudi 1er août, dans le cadre d'une série consacrée à "des gens heureux".
"Elle s'appelle Pauline de Vaux. D.E. V.A.U.X. Faut noter son nom." L'injonction venait de Didier Janus, un ancien SDF qui nous avait raconté comment il s'était sorti d'années de galère dans la rue.
Un jour où il apostrophait les passants, allongé, ivre, au pied d'un distributeur de billets, une femme s'était arrêtée et lui avait tendu sa carte de visite. "Elle m'a dit qu'elle ne me donnerait pas d'argent, mais qu'elle pouvait m'aider pour l'alcool. Elle était médecin addictologue à l'hôpital de Villejuif, elle m'a dit qu'elle m'y attendait."
Didier Janus se souvient comme si c'était hier de son arrivée "complètement saoul et hurlant" à l'hôpital, du personnel qui voulait le virer et de cette jolie femme brune en blouse blanche qui était venue à sa rencontre. "Elle a pris mes bières, m'a promis de les garder jusqu'à ma sortie."
Pauline de Vaux l'a soigné, il a rechuté, elle n'a jamais renoncé et elle l'a ensuite aidé à se réinsérer. Plus de dix ans ont passé. Didier Janus ne boit plus d'alcool, il a repris son métier de boulanger et consacre tous ses loisirs à l'association d'aide aux handicapés qu'il a fondée avec son copain Patrice, ancien SDF comme lui. "Il y a des gens qui nous ont tendu la main, alors maintenant, on rend."
On a suivi l'injonction et tapé le nom de Pauline de Vaux, de son vrai nom Moisson de Vaux, sur Internet. La recherche menait de l'hôpital de Villejuif (Val-de-Marne) à la Fondation des Orphelins apprentis d'Auteuil à Paris, en passant par le service de psychiatrie de Sainte-Anne et celui des prisons de la Santé et de Fresnes.
Il apparaissait encore, ça et là, au détour d'un colloque sur l'éthique médicale ou d'une initiative en faveur des gens de la rue. Un parcours de médecin engagé qui donnait envie d'en savoir davantage.
Et là voilà qui accepte de s'asseoir à une table de restaurant, jette plus qu'elle ne pose son sac sur la chaise d'à côté, s'excuse de son retard – on s'y attendait, elle sort de consultations, elle est venue à vélo –, arrange une mèche de cheveux et sourit. Une présence immédiate, puissante et chaleureuse.
Plus tard, en rencontrant d'autres patients ou anciens patients du docteur de Vaux, on sera frappé par cette évocation commune. "Une femme vivante, joyeuse, qui sourit tout le temps", diront-ils.
Lorsqu'elle était étudiante en médecine à Montpellier, l'addictologie en était à ses balbutiements. Pauline de Vaux s'est tout de suite sentie attirée par cette spécialité. "L'alcoolisme ou la toxicomanie sont des maladies existentielles. L'addiction vient répondre à un désir d'infini et à une désespérance d'infini. On ne peut pas la soigner uniquement par les médicaments", souligne-t-elle.
Du Sud, où elle est née et a longtemps vécu, Pauline de Vaux a gardé des mains qui dansent quand elle parle. "J'ai toujours aimé les déglingués, les écorchés et les voyous. Je me sens mieux avec eux qu'avec des gens normaux en cravate. L'alcoolo ou le toxico, ça fait longtemps qu'il n'est plus mondain. Il a besoin d'espérance, et moi, j'ai une espérance absolue."
Le bonheur, elle en a fait son outil de travail auprès de ceux qui, justement, en ont oublié jusqu'au souvenir. "Je pense que la joie est thérapeutique, dit-elle. Mon job, ce n'est pas de soigner le patient, c'est de lui donner l'envie de se soigner. Il faut prendre le temps, ne jamais lâcher. Et quand vient le moment où le patient décolle, c'est magique !"
A Villejuif, Pauline de Vaux avait gagné le surnom de "médecin des clodos". "C'est aussi ça, le rôle de l'hôpital public. Si on ne leur ouvre pas la porte, qui le fera ?" Ses consultations se prolongeaient souvent très tard le soir. "S'ils ne comptent pour personne, il faut qu'ils comptent pour moi."
La prison, où elle a exercé comme médecin psychiatre pendant trois ans, lui est ensuite apparue comme une évidence. Parmi ceux qu'elle a rencontrés et aidés à se soigner, il y a Joseph. "Cette femme, c'est un maillon essentiel de ma vie", confie-t-il. Lorsqu'il a rencontré le docteur de Vaux à la prison de la Santé, il allait très mal, rechignait à prendre ses responsabilités dans le délit qui lui était reproché. Ils ont beaucoup parlé, "elle m'a aidé à assumer", dit-il.
Quand Joseph a été transféré à Fleury-Mérogis (Essonne), il a continué à correspondre avec elle. Le jour de sa sortie, elle était devant la porte de la prison. "On a discuté un peu, elle m'a laissé son numéro de téléphone en me disant qu'elle pouvait m'aider pour un travail ou un logement. Son message, c'était "accroche-toi", et je me suis accroché parce qu'une fidélité pareille, on n'a pas le droit de la trahir."
Depuis, Joseph a fondé une famille, il est salarié d'une grande entreprise. "J'ai pas forcément envie de reparler de cette période de ma vie, mais je le fais pour elle." Il y a à cet instant dans la voix de Joseph la même injonction à noter qu'avec Didier. "Ce qu'elle a fait, c'est quelque chose qui ne se sait pas, qui ne se voit pas pour les autres. Ça se passe dans l'intimité. C'est petit mais c'est grand. Et ça, il faut le dire."
On pourrait citer aussi Claudine, une femme porcelaine qui s'est longtemps battue contre l'alcool, ou Emmanuelle qui a tatoué sur son bras sa date de naissance, 1974, et celle de son abstinence, 2002, croisées toutes les deux à l'hôpital Pompidou, où le docteur de Vaux assure une permanence. Même reconnaissance – "Elle fait et elle donne confiance" "C'est à des gens comme elle qu'on devrait donner la Légion d'honneur" – mêmes mots : "Elle a quelque chose de plus qu'un médecin."
Ce "quelque chose de plus" qui pousse une descendante de baron d'Empire et de pair de France à consacrer autant de temps aux paumés, on le sent depuis la première rencontre. Elle y vient doucement, prudemment. "Je suis d'une génération, celle qui a eu 20 ans dans les années 1980 – Pauline de Vaux est née en 1964 –, qui n'est pas terrible. On est un peu dans un trou. Longtemps, j'ai cherché un feu."
Il lui est tombé dessus quand elle avait 36 ans. A l'enterrement d'une amie, les mots d'un prêtre, soudain, résonnent fort : "Si vous voulez donner un sens à cette mort, donnez-en un à votre vie." "Je sentais que j'avais fait le tour des après-midi piscine, soleil et plage. En fait, je suis quelqu'un qui aurait aimé être futile mais qui n'y arrive pas !", dit-elle. Quelques mois plus tard, Pauline de Vaux participe à une retraite à Paray-le-Monial (Saône-et-Loire). "J'ai été envahie par un souffle, une puissance de feu. Au début, ça fait peur."
Elle décide alors de prendre des cours de philosophie, plonge dans Aristote – "Ça m'a sortie de Freud et de Lacan, du poids du destin. La foi, c'est se sentir libre jusqu'au bout" –, consacre son mémoire de DESS d'éthique médicale aux liens entre finalité de l'homme et guérison.
"En France, la médecine et la psychiatrie sont athées. La difficulté, dans notre Etat laïque, c'est qu'en rejetant Dieu on a aussi rejeté la philosophie et pris le risque d'écraser la cause finale, le telos, d'Aristote. Or, ceux qui ont une cause dans leur vie vont mieux que ceux qui n'en ont pas. Donc, c'est une histoire de santé, aussi", souligne-t-elle.
Ce lien est au cœur de sa pratique médicale. "Le patient, je dois l'aider à retrouver ses sources. Et pour cela, je me sers de tout ce qu'il a en lui. S'il y a la foi, je prends la foi. Le spirituel est un outil. Au lieu de dire au patient "occupez-vous de vous, faites-vous plaisir", je lui demande : "pour quoi donneriez-vous votre vie ?" Parce que, quand on sait pour quoi ou pour qui on peut mourir, on sait pour quoi on va vivre."
Elle repense à Didier Janus et aux autres qui ont croisé sa route : "Le clochard dans la rue, il faut lui trouver l'occasion de donner et pas seulement de recevoir." Pauline de Vaux s'interrompt, un peu inquiète soudain d'en avoir trop dit sur sa vie. "Dans le milieu des psychiatres, la foi est mal vue, perçue comme un signe d'obscurantisme." Son visage s'éclaire à nouveau, elle sourit : "Même si eux aussi, quand il faut mourir, ils sont tout tremblants !"
Aujourd'hui, Pauline de Vaux consacre l'essentiel de son activité de médecin aux Apprentis d'Auteuil, tout en assurant des gardes aux urgences psychiatriques et une consultation d'addictologie à l'hôpital Pompidou. "Je suis toujours le même fil, qui est d'aller vers le plus petit. J'aime le mot de "pauvreté". S'il n'y pas de handicapés, de faibles, on est fichus. Ils nous protègent contre la toute-puissance, parce que ce sont eux qui portent l'humanité. Il n'y a pas besoin d'être croyant pour savoir cela."
Quand on lui demande quelle sera la prochaine étape, elle répond qu'elle aimerait un jour avoir la force d'ouvrir un centre de soins et d'accueil. "Mais pour l'heure, je ne suis pas encore assez convertie pour vivre avec les plus faibles. Je reste médecin et je tiens à avoir ma vie."
Elle n'en dira pas plus sur le sujet. "Si mes patients ont envie de m'imaginer mère de famille nombreuse, divorcée, en union libre ou célibataire, il faut qu'ils puissent le faire." Elle revient à ses projets d'avenir. Ses yeux sombres brillent, elle éclate de rire : "A moins qu'un jour, je décide de travailler dans une clinique de luxe pour alcooliques très riches dehors et finalement très pauvres dedans !"