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Le chewing-gum : liberté ou décadence ?

Justice au Singulier - philippe.bilger, 29/05/2019

La dignité, bien sûr, n'est pas qu'une affaire de forme mais elle passe par là. Le chewing-gum colle à notre société comme à une chaussure malencontreusement souillée. Si nous pouvions nous débarrasser de ce qui profondément nous banalise, ce serait bien. Si nous pouvions nous débarrasser de ce qui profondément nous diminue, ce serait bien.

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La cravate, le chewing-gum, les accusés de réception, le portable, le regard, la galanterie, l'écoute sont, au milieu de tant d'autres, les signes indiscutables d'un délitement du savoir-vivre et et de la relation avec autrui.

Alors que la politesse devrait être précisément le dénominateur commun à une société qui n'éprouve pas le besoin ni n'a la capacité d'une bienveillance universelle. Elle a cet avantage de créer du lien quand il n'y a pas amour ou amitié, seulement une neutralité ou une indifférence.

Je sais bien que la volonté de résister à cet insensible et constant déclin de l'urbanité singulière et collective est moquée comme l'expression d'un archaïsme, la traduction d'une sénilité générationnelle, le souci dépassé d'une allure enfuie depuis longtemps. Ce sont les tenants de cette restauration qui sont contraints sans cesse de se justifier quand la multitude désinvolte ou grossière s'affiche comme le comble du progrès.

Ainsi, parce que des députés LR, dont l'excellent Marc Le Fur, ont élaboré un amendement visant à interdire à l'Assemblée nationale (AN), par dignité, l'usage du chewing-gum mâché "de manière ostensible" dans une proposition de résolution tendant à modifier son règlement, beaucoup ont tourné en dérision cette initiative. Au nom d'arguments qui relèvent à chaque fois du même registre (Le Point).

Il y aurait des choses plus importantes à faire à l'AN et cette dernière se couvrirait de ridicule en édictant une telle prohibition ! L'image des députés dans l'opinion publique va en être encore plus dégradée !

Je pense rigoureusement l'inverse.

Il est dramatique que quelques parlementaires aient été obligés d'aller vers cette extrémité puisque, faute de pouvoir instaurer ou réinstaurer une délicatesse et une politesse sociales et au quotidien, ils n'avaient que la ressource d'intervenir dans leur champ d'action : le parlementaire.

Il est d'ailleurs honteux de constater que l'évidence qui justifie leur amendement n'est pas partagée par tous. Comme si on séparait radicalement les débats de fond du négligé des apparences et des comportements. Quand, dans un tel lieu républicain, tout se doit d'être lié.

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Il est navrant de relever que l'amendement met en lumière un constat de faillite. S'il a du sens, cela tient au fait qu'en amont, dans la banalité des jours et des attitudes, dans les mille rencontres que le hasard favorise, l'élémentaire décence de ne pas parler à quelqu'un en mastiquant un chewing-gum n'est pas respectée.

Au-delà, qu'on ne regarde pas dans les yeux celui auquel on s'adresse, qu'on parle avant même d'avoir écouté l'autre, qu'on ne réponde pas aux lettres ou aux mails, qu'on consulte son portable lors des déjeuners ou des dîners, qu'on ne tienne plus la porte pour une femme ou qu'on s'assoie avant elle, qu'on ne laisse pas sa place à une personne plus âgée que soi dans le métro, ou moins fringante, que le langage soit délibérément maltraité, souillé, que dans beaucoup de séquences professionnelles (en particulier judiciaires) le laisser-aller, en quelque sorte, s'impose, que les multiples occasions de démontrer la civilité et la considération soient trop souvent battues en brèche, pire, niées.

Parce que sa liberté passe avant l'esthétique et la grâce de la politesse. Et que c'est une décadence, le scandale étant que l'AN soit en effet légitime quand en aval elle tente de limiter les dégâts et la régression.

De fil en aiguille, à cause d'une déplorable évolution, le processus de la tenue, critère ayant une part certes minime dans la qualité d'une civilisation, tourne au désastre et laisse parfois, mais trop tard, à la toute dernière extrémité la charge de faire cesser le pire.

Dans une société qui maîtriserait les données naturelles de la coexistence, des révoltes comme Balance Ton Porc ou Me Too n'auraient jamais eu droit de cité. J'admets qu'elles ont sans doute incité un certain nombre de comportements ostensiblement grossiers et dominateurs à se replier vers une forme de normalité contrainte et que déjà ce n'est pas rien.

Il n'empêche que la simple adoption d'une loi contre le harcèlement de rue - au demeurant inapplicable - représente la rançon perverse d'un monde qui préfère ne plus compter sur chacun pour sa régulation mais sur des décrets qui caporalisent à vide.

Derrière le chewing-gum et les nombreuses défaillances, insignifiantes ou non, qui blessent une certaine conception de la concorde sociale, pointe un phénomène qui, sans faire de la sociologie de bazar, se rapporte à l'individualisation forcenée des citoyens.

Où que ce soit, on mâche ostensiblement son chewing-gum parce qu'on en a envie et que l'autre, le lieu, vous sont indifférents. Alors que l'inverse doit inspirer. Non plus partir de soi mais faire honneur aux autres. Jeter le chewing-gum quand on parle, pour les autres, comme le port d'une cravate dans certaines circonstances, et ce corset d'une élégance qui peut apparaître comme un insupportable devoir mais est d'abord un hommage dû à ceux qui vous entourent.

Démarche qui n'est pas contradictoire avec le droit à la liberté et à la simplicité quand les circonstances vous délient.

Dans mon existence judiciaire, quand je focalisais sur la vulgarité du chewing-gum à l'audience ou dans ses coulisses, la déplorant à tous les niveaux, ce n'était pas une lubie de ma part mais une exigence qui n'avait pour finalité que de nous placer à hauteur de ce que nous avions à accomplir et des autres qui attendaient tout de nous, et d'abord qu'on leur permette l'estime.

La dignité, bien sûr, n'est pas qu'une affaire de forme mais elle passe par là.

Le chewing-gum colle à notre société comme à une chaussure malencontreusement souillée.

Si nous pouvions nous débarrasser de ce qui profondément nous banalise, ce serait bien.


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