La Culture est-elle « structurellement » un bien commun ?
– S.I.Lex – - calimaq, 15/10/2017
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Au début du mois, Henri Verdier, l’administrateur général des données de l’Etat et directeur de la DINSIC, a publié un billet important sur son blog, intitulé : « La Silicon Valley est-elle en passe de devenir la capitale de la culture ?« . Il y analyse les mécanismes qui ont placé les grands acteurs américains du numérique, type Google, Amazon, Facebook ou Netflix, en situation de quasi-hégémonie sur le plan culturel au niveau mondial. Mais c’est la conclusion de son billet qui attire tout particulièrement l’attention, car pour contrecarrer cette emprise grandissante des GAFAM, il appelle à une convergence entre le monde de la Culture et celui des Communs numériques :
Cette puissance des plateformes – tout comme la difficulté à les taxer – vient largement de ce qu’ils rompent avec les chaînes de valeur traditionnelles de l’industrie, pour imposer de nombreux nouveaux modèles économiques extrêmement sophistiqués, renforcés par leur capacité leur capacité à observer leurs usagers et à nouer de nouvelles alliances avec la multitude.
Pour y répondre, il faudra mobiliser des concepts nouveaux : les communs numériques, une subtile diversification des « droits d’usage » (qui, pour les informaticiens, s’appellent le « design d’API » par exemple).
Or, nombre de ces « concepts nouveaux » sont en fait des concepts bien anciens, qu’il nous suffit de réactualiser. Depuis que l’Occident, au XVIIIe Siècle, a renconcé à distinguer l’usus, l’abusus et le fructus, a choisi de simplifier à outrance le concept de propriété, le monde de la culture est le seul qui a conservé le sens de la diversité des situations et des usages, qui a construit un droit moral, qui a distingué droit de propriété, droit de reproduction, droit de diffusion, droit de modification, droit d’exploitation commerciale, et qui a appris à les conjuguer. J’en ai la conviction, c’est lui qui peut aujourd’hui nous fournir les outils indispensables pour réguler l’économie numérique, bien au delà des industries culturelles. Le problème ? Une attitude générale frileuse, arc-boutée, défiante. Pourquoi par exemple les représentants des industries et des administrations culturelles ont-il craint à ce point, pendant les débats sur la loi République numérique, la proposition de créer un droit positif du producteur de communs ? Ils avaient tout à y gagner.Cette alliance confiante d’un pays qui sait ce qu’il a à dire, à apporter au monde, qui sait qu’il maîtrise assez son socle technologique pour garder la maîtrise de son destin, qui sait nouer des alliances inédites avec ses artistes, avec les grands Communs contributifs du monde, avec les communautés du logiciel libre… Cette alliance est encore possible. Et indispensable pour qui souhaite pouvoir continuer à nourrir la conversation mondiale de sa propre création culturelle.
Outre le fait que l’on trouve en France bien peu de personnages officiels pour tenir ce type de discours d’ouverture, j’ai trouvé particulièrement intéressante la manière dont Henri Verdier fait un détour par le droit pour justifier le rapprochement entre Culture et Communs.
Du droit d’auteur envisagé comme « faisceau de droits »
Henri Verdier rappelle en effet que le droit d’auteur ne constitue pas un droit « unique » ou « homogène », mais se présente plutôt comme un ensemble de prérogatives « sécables » ou « dissociables » : droit de reproduction, droit de représentation, droit d’adaptation, droit moral (lui-même divisé en droit à la paternité, à l’intégrité, à la divulgation, au retrait), etc. Mis à part le droit moral (inaliénable), chacune de ces différentes branches est transférable par l’auteur vers des tiers par le jeu des cessions de droits. Il en résulte une mécanique complexe, par laquelle l’auteur (ou le titulaire des droits après cession) peut répartir entre divers acteurs le faisceau des droits sur l’oeuvre en lui donnant la configuration qu’il souhaite.
Or cette notion de « faisceau de droits » (ou Bundle of Rights) constitue un des éléments centraux de la théorie des Communs, telle qu’on la trouve formulée notamment chez Elinor Ostrom. Pour cette chercheuse, lauréate du prix Nobel d’économie en 2009, la gestion des CPR (Common-Pool Resources – Ressources mises en communs) passe par l’attribution de différents droits d’accès, d’usage et de gestion à une communauté d’acteurs qui vont mettre en place un système de gouvernance pour les exercer conjointement. Contre la théorie économique dominante qui, comme le rappelle Henri Verdier, s’appuie sur la nécessité de préserver un droit de propriété unifié comme condition de l’efficacité du marché, Elinor Ostrom a au contraire montré que le succès de la gestion en Communs des ressources passait par une répartition équilibré des droits entre une multiplicité d’acteurs, à condition qu’ils soient capables de mettre en place les arrangements institutionnels adéquats.
Ce que je trouve intéressant dans la vision d’Henri Verdier, c’est qu’il envisage un rapprochement « structurel » entre la Culture et les Communs, dans la mesure où le « pré-découpage » du droit d’auteur en différentes branches constituerait une base propice à des formes de gestion par distribution d’un faisceau de droits. C’est un point de vue qu’il avait d’ailleurs déjà exprimé dans un article intitulé « Les communs numériques. Eléments d’économie politique« , co-écrit en 2016 avec Charles Murciano :
Il faut s’arrêter un instant sur l’importance de cette question de la propriété. Comme l’explique très bien Yann Moulier Boutang, l’Occident a longtemps su distinguer différents attributs du droit de propriété (usus, abusus, fructus) qui ont permis de nombreuses formes de gestion des biens (droit d’usage mais pas de modification, droit de modification mais pas d’aliénation, etc.). C’est dans cette pensée riche et nuancée que se sont épanouis les grands communs « physiques ». Et c’est, à l’âge classique, l’incapacité à reconnaître ces formes de propriété (tout ce qui ne comprenait pas à la fois l’usus, l’abusus et le fructus étant considéré res nullius et accaparé par le premier venu) qui a valu tant de tragédies écologiques, anthropologiques et humaines.
Curieusement, à cause sans doute de son caractère immatériel, le droit de la propriété intellectuelle a conservé toutes ses nuances, séparant nettement le droit d’accès, de représentation, de modification, etc. Au prix en revanche de régimes de contrôle extrêmement sophistiqués des usages des biens culturels. Je dis « curieusement », car ce sont aujourd’hui les industries culturelles qui semblent les plus réticentes à embrasser la pensée des communs dont elles sont pourtant la plus grande preuve de la pertinence.
Henri Verdier pointe ici un paradoxe intéressant : pourquoi est-ce que le monde de la Culture se montre si méfiant envers la notion de Communs, alors même que le droit d’auteur possède des caractéristiques qui rapprochent « structurellement » ces deux sphères ? C’est cette hostilité qui s’est justement manifestée avec force en 2015/2016 lors du débat sur la loi République numérique, lorsque les industries culturelles et les grandes sociétés d’auteurs se sont mobilisées pour empêcher la consécration d’un « domaine commun informationnel« , qui aurait ouvert en France la voie à une reconnaissance juridique des Communs de la connaissance.
Prendre en compte les exceptions et limitations au droit d’auteur
A mon avis, on ne peut comprendre réellement ce paradoxe si on ne va pas un peu loin dans la réflexion sur ce qui forme le « faisceau de droits » en matière culturelle. Car en réalité, il faut aller au-delà des prérogatives que cite Henri Verdier pour saisir en quoi il consiste réellement. Les droits de reproduction, de représentation, d’adaptation ou le droit moral, constituent en réalité des droits exclusifs permettant d’interdire les usages d’une oeuvre et sont en principe réunis au départ entre les mains du créateur. Il n’y a donc rien à la base qui prédispose les droits d’auteur à favoriser la construction de ressources partagées. Si l’auteur ne manifeste aucune volonté de consentir des droits d’usage, on reste dans un droit exclusif de propriété qui n’a, en réalité, rien à voir avec le régime de propriété partagée et distribuée des Communs. Pire en général, l’auteur, s’il veut que son oeuvre soit exploitée pour lui rapporter des revenus, va devoir accepter des cessions de droits à des intermédiaires économiques (type éditeurs ou producteurs), très étendues à la fois dans leur portée et dans leur durée. Or ces intermédiaires ont tendance ensuite à verrouiller au maximum les usages et on retombe dans une propriété exclusive sans rapport avec la notion de Communs.
Mais on n’obtient qu’une image tronquée du faisceau des droits en matière de biens culturels si on se contente d’appréhender la question seulement sous l’angle des droits exclusifs. Il existe en réalité d’autres éléments dans la législation qui ont spécialement été conçus pour limiter la portée de ces droits afin d’accorder une place aux usages collectifs. Il s’agit en premier lieu des exceptions au droit d’auteur, comme la citation, la parodie, l’information immédiate, la copie privée, l’exception pédagogique et de recherche, le Text et Data Mining, etc. Il s’agit également de la limitation dans le temps de la durée des droits patrimoniaux qui permet aux oeuvres d’accéder au domaine public soixante-dix en principe après le décès de l’auteur, autorisant ensuite la libre réutilisation de l’oeuvre (sous réserve de respecter le droit moral). Il va s’agir enfin de mécanismes comme les licences légales qui transforment les droits exclusifs en droits à une rémunération pour favoriser la mise en oeuvre d’une technologie ou des usages collectifs. On peut citer à ce titre la licence pour la diffusion publique de musique enregistrée, qui a permis le développement de la radio ou la licence sur le droit de prêt des livres en bibliothèque.
Si la Culture se rapproche « structurellement » d’un bien commun, ce n’est donc pas tant en raison du caractère « sécable » des différents droits exclusifs dont bénéficient les auteurs, mais parce que, dès l’origine, le droit d’auteur n’a jamais été conçu sous la forme d’un droit de propriété absolu. Un ensemble d’exceptions et limitations ont été introduites qui viennent organiser un équilibre entre la protection des créateurs et la reconnaissance des droits du public sur la Culture, sous la forme d’un faisceau de droits.
L’origine historique du droit d’auteur comme « propriété partagée »
Contrairement à la vulgate réductrice enseignée dans la plupart des facultés de droit en France, cette conception d’un droit d’auteur comme une propriété partagée était bien présente dès l’origine lors de sa création à la Révolution. Le premier débat auquel les révolutionnaires ont été confrontés a en effet été de savoir si le droit d’auteur devait durer sans limite dans le temps ou si l’on devait lui fixer une fin pour ménager l’existence d’un domaine public. Or c’est cette dernière solution qui a été retenue et il est extrêmement intéressant de relire les termes avec lesquels elle a été défendue par le député Isaac Le Chapelier, rapporteur de la première loi sur le droit d’auteur en 1791 :
Quand un auteur a livré son ouvrage au public, quand cet ouvrage est dans les mains de tout le monde, que les hommes instruits le connaissent, qu’ils se sont emparés des beautés qu’il contient, qu’ils ont confié à leur mémoire les traits les plus heureux ; il semble que dès ce moment, l’écrivain a associé le public à sa propriété, ou plutôt la lui a transmise toute entière ; cependant comme il est extrêmement juste que les hommes qui cultivent le domaine de la pensée, tirent quelques fruits de leur travail, il faut que pendant toute leur vie et quelques années après leur mort, personne ne puisse sans leur consentement disposer du fruit de leur génie. Mais aussi après le délai fixé, la propriété du public commence et tout le monde doit pouvoir imprimer, publier les ouvrages qui ont contribué à éclairer l’esprit humain.
On remarque que Le Chapelier parle bien d’une « propriété du public » découlant de l’existence du domaine public à l’issue de la période de protection des droits. Mais dès la publication d’une oeuvre, il n’hésite pas à dire que le public est immédiatement « associé » à la propriété de l’auteur, que celui-ci lui aurait implicitement « transmise » du fait même de la divulgation. Or c’est justement cette conception d’une « propriété conjointe » qui justifie l’existence des exceptions au droit d’auteur, lesquelles viennent aménager des droits d’usage sur les oeuvres sans attendre que celles-ci accèdent au domaine public.
Il en résulte que toutes les oeuvres – et pas simplement celles volontairement placées sous licence libre par leurs auteurs – sont en réalité des biens communs, parce que la législation organise la répartition d’un faisceau de droits distribués sur leur usage. Les licences libres ne font en réalité que de pousser plus loin cette logique de « communification » des oeuvres, en allant au-delà du plancher fixé par la loi et en anticipant tout ou partie des conséquences de l’entrée dans le domaine public. Mais ce plancher existe toujours, même pour le dernier roman qui vient juste de sortir chez Gallimard, et c’est l’existence de ce « socle législatif » qui rattache une oeuvre au régime de propriété partagée caractéristique des Communs.
Maximalisme contre Communs
Pour revenir à l’analyse d’Henri Verdier, on peut donc dire en effet que la Culture est « structurellement » un bien commun, mais c’est précisément la raison pour laquelle certains acteurs du monde culturel réagissent avec virulence contre la notion de Communs, comme ils l’ont fait lors du vote de la loi République numérique. Il s’agit en général d’intermédiaires – producteurs, éditeurs ou sociétés de gestion collective des droits – qui adhèrent à une conception « maximaliste » du droit d’auteur et souhaitent en étendre constamment la portée et la durée. C’est la raison pour laquelle ils luttent sans relâche contre l’introduction de nouvelles exceptions ou régimes de licence légale ou qu’ils réclament une extension de la durée des droits, quand ce n’est pas un système de « domaine public payant ». Leur fantasme absolu serait que le « faisceau des droits » sur la Culture soit démantelé pour basculer dans un système où le contrat régnerait en maître, afin que chaque usage de la Culture ne dépende plus que de leur seule volonté.
Ces ayants droit invoquent volontiers la période fondatrice de la Révolution pour justifier leur croisade maximaliste, en martelant notamment que la France, le « pays de Beaumarchais » ayant inventé le droit d’auteur, ne peut pas soutenir de nouvelles exceptions, comme cela est envisagé en ce moment dans le cadre de la réforme de la directive européenne sur le droit d’auteur. Mais la vérité, c’est que les défenseurs des Communs sont infiniment plus fidèles à l’esprit des origines, car ils sont les dépositaires de cette vision d’un droit de propriété partagé entre le public et les créateurs qu’avaient voulu les Révolutionnaires.
Henri Verdier a parfaitement raison d’appeler de ses voeux un rapprochement entre le monde de la Culture et celui des Communs numériques pour contrebalancer l’hégémonie des GAFAM. Mais cette alliance sera toujours contrecarrée par les maximalistes qui hantent ce milieu, dont le but est de dénaturer le droit d’auteur et de le faire dégénérer en un droit de propriété absolu. Cela ne signifie pas cependant que des rapprochements soient complètement impossibles. On en a vu un exemple récemment à propos de la récente affaire des lectures publiques en bibliothèque. La SCELF (Société des Editeurs de Langue Française) a voulu mettre en place des tarifs pour faire payer les lectures publiques réalisées dans les bibliothèques, y compris lorsqu’elles étaient accomplies dans un cadre gratuit, ce qui aurait pu compromettre jusqu’aux lectures faites aux enfants dans le cadre des Heures du Conte. Ce genre de prétention est typiquement une manifestation du maximalisme en matière de droit d’auteur, qui cherche à saper systématiquement les usages collectifs. Or ce qui est intéressant, c’est que ce sont cette fois les auteurs eux-mêmes qui sont montés au créneau contre les éditeurs par le biais d’une pétition réclamant que la gratuité des lectures publiques ne soit pas remise en cause.
Ce faisant, les auteurs ont donc renoué avec l’héritage révolutionnaire d’une Culture conçue « structurellement » comme un bien commun pour permettre une répartition entre droits exclusifs et usages collectifs. Mais ces moments d’alliance Culture/Communs restent hélas encore rares et fugaces. La semaine dernière, les représentants des auteurs ont tenu un tout autre discours, en s’exprimant depuis la Foire du Livre de Francfort contre la consécration de nouvelles exceptions au droit d’auteur dans la directive européenne, par le biais d’une déclaration plus dure et plus absolutiste encore que celles des éditeurs !
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Il y a donc un long chemin à parcourir pour rapprocher la Culture et les Communs, alors même que, comme Henri Verdier en a eu l’intuition, il existe bien un lien « structurel » entre ces deux mondes dont l’origine plonge au coeur même des racines historiques du droit d’auteur.
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