Non, le domaine public n’est pas une « offre légale » !
:: S.I.Lex :: - calimaq, 10/07/2015
Jeudi dernier, les sénateurs Corinne Bouchoux et Loïc Hervé ont présenté un rapport d’information sur l’avenir de la Hadopi, qui a déjà soulevé bon nombre de commentaires. Il s’agit en substance d’un véritable « catalogue du pire », proposant de doter l’autorité d’un nouvel arsenal répressif, beaucoup plus redoutable pour nos libertés que ne l’est l’actuelle riposte graduée : amendes administratives prononcées sans juge, liste noire de sites « contrefaisants », filtrage des plateformes impliquant le recours à des « robocopyright », etc.
Dans leur souhait de voir la Hadopi se recentrer sur ses missions répressives, les sénateurs proposent également qu’elle abandonne l’essentiel de sa mission de promotion de l’offre légale, pour la limiter au seul périmètre du domaine public. On pourrait se réjouir à première vue, en se disant qu’il s’agit d’un nouvel exemple de rapport officiel où la question du domaine public figure en bonne place. Le rapport Lescure en 2013 avait initié cette tendance, en proposant d’introduire une définition positive du domaine public dans la loi française. Le mois dernier encore, le rapport du CNNum visant à préparer la loi numérique d’Axelle Lemaire a repris cette idée, en la jugeant utile pour favoriser l’émergence de nouveaux « biens communs de la connaissance ».
Mais ici, voir le domaine public associé au concept « d’offre légale » est tout sauf une bonne nouvelle. J’ai déjà eu l’occasion d’en dire deux mots pour Actualitté cette semaine, qui m’a demandé de réagir à ce sujet, mais je voudrais prendre le temps d’expliquer plus en détail pourquoi le domaine public n’est pas « une offre égale » et pourquoi il est potentiellement dangereux de le concevoir ainsi pour le faire tomber dans l’escarcelle de la Hadopi.
Domaine public = droits positifs des individus sur la culture
Rappelez-vous la Hadopi avait initialement mis en place un label PUR pour promouvoir l’offre légale, remplacé depuis par un label LOL (sic) présenté ainsi sur son site :
Or il est impossible d’assimiler le domaine public en lui-même à une « offre légale ». Le domaine public est fondamentalement la concrétisation du fait que les individus disposent de droits d’usage positifs sur la culture. Le domaine public n’est rien d’autre qu’une forme de mise en oeuvre de droits fondamentaux, comme le droit d’accès à la connaissance ou le droit de participer à la vie culturelle, reconnus par la Déclaration universelle des droits de l’Homme.
C’est la raison pour laquelle un document comme le Manifeste pour le domaine public de Communia considère que le domaine public correspond au statut des créations de l’esprit qui ne sont pas ou plus protégées par la propriété intellectuelle, mais aussi à des prérogatives reconnues aux individus sur la culture, comme celles qui sont consacrées par les exceptions ou limitations au droit d’auteur. Citer un texte, parodier une oeuvre, l’utiliser dans un contexte pédagogique, la consulter en bibliothèque : ce sont encore dans cette optique des manifestations du domaine public. Le Manifeste énonce le principe suivant : « Le domaine public est la règle ; le droit d’auteur seulement l’exception ». Même lorsqu’une oeuvre est protégée, elle peut encore faire l’objet d’un certain nombre de droits d’usage garantis, qui montrent que le domaine public est « toujours là ».
Nous avons cependant peu à peu oublié cette conception fondamentale du domaine public comme « état primaire de la culture ». C’est l’effet de l’allongement continu de la durée du droit d’auteur que nous avons connue depuis deux siècles et de l’accroissement de sa portée, notamment dans l’environnement numérique. Le domaine public fait aussi l’objet d’une forme « d’occultation légale », se traduisant par le fait qu’il n’apparaît pas explicitement dans le Code de propriété intellectuelle. Cette invisibilité terminologique nous contraint mentalement à le concevoir uniquement « en creux » par rapport au droit d’auteur.
Assimiler le domaine public à une « offre légale » constituerait un nouveau stade de déchéance symbolique : il ne serait plus alors un droit opposable que pourraient revendiquer les individus, mais seulement quelque chose « d’offert » par un intermédiaire, dont on deviendrait dépendant. Une offre légale n’a rien à voir avec un droit : elle peut exister ou non, selon la volonté de celui qui la propose. Une offre légale peut être conditionnée, limitée, suspendue, bridée par des DRM. En tant que condition d’exercice de droits fondamentaux, le domaine public est d’une tout autre nature : l’offre légale s’adresse au consommateur ; le domaine public concerne le citoyen.
Imaginerait-on définir la liberté d’expression comme une « offre légale » ? Ce serait juste absurde, mais cela n’a en réalité pas plus de sens d’employer ce terme pour parler du domaine public.
Le domaine public peut (et doit) servir à construire des offres légales
Il est clair en revanche que parmi les libertés garanties par le domaine public, il y a celle de pouvoir créer de nouvelles oeuvres à partir de celles qui existent déjà. Un créateur qui va puiser des éléments dans le domaine public pour les incorporer dans de nouvelles oeuvres peut ainsi aller alimenter les « offres légales » de contenus culturels. Il n’y a rien à redire à cela et le secteur commercial a un rôle tout a fait légitime à jouer pour faire vivre et revivre les oeuvres du passé.
Quand Alexandre Astier reprend la trame de la légende du Roi Arthur pour produire Kaamelott, il contribue à l’offre légale en s’appuyant sur le domaine public.
Quand le personnage de James Bond entre dans le domaine public et que des auteurs produisent le recueil de nouvelles « Licence Expired » prolongeant les aventures de l’agent secret, ils participent eux aussi à l’offre légale.
Quand Les Misérables de Victor Hugo deviennent une comédie musicale, le domaine public sert encore à enrichir l’offre légale.
On pourrait rallonger cette liste à l’infini, mais si l’on revient maintenant à la Hadopi, on voit mal comment la Haute Autorité pourrait promouvoir spécifiquement cette offre légale constituée d’oeuvres dérivées créées en puisant dans le domaine public.
Celles-ci sont en effet comprises dans l’offre légale générale. Si, comme le préconisent les deux sénateurs dans leur rapport, la Hadopi se voit retirée son rôle de promotion de l’offre légale, elle ne pourra plus promouvoir ces formes-là de réutilisation du domaine public. De quoi Corinne Bouchoux et Loïc Hervé veulent-ils alors au juste parler ?
Risque de blanchiment de copyfraud
Il existe en revanche un autre type d’offres construites à partir du domaine public, mais qui soulève de grandes difficultés.
C’est le cas lorsque des reproductions fidèles d’oeuvres du domaine public, sans apport original, sont marchandisées et assorties de conditions d’utilisation neutralisant leur libre réutilisation. Ce type de pratiques correspond à ce qu’on appelle le copyfraud, c’est-à-dire des revendications abusives de droits sur le domaine public. Dans ce cas-là, loin de contribuer à faire revivre le domaine public aujourd’hui, ces pratiques le détruisent et l’empêchent d’exister dans l’environnement numérique, en portant atteinte au passage à nos libertés.
Or on sait que ce type de dérives est particulièrement fréquent en France, notamment du côté des institutions culturelles. La RMN ou la BnF vendent des reproductions numériques d’oeuvres du domaine public et l’on pourrait être tenté à première vue d’assimiler cela à une « offre légale ». Mais ce faisant, elles rajoutent de nouvelles couches de droits sur le domaine public, en monnayant notamment les réutilisations commerciales.
L’agence photos de la RMN peut-elle être rangée dans la catégorie des « offres légales », quand on voit qu’elle rajoute un copyright douteux sur les reproductions de la Joconde, oeuvre pourtant incontestablement dans le domaine public ?
A l’heure actuelle, le moteur de recherche d’offres légales de la Hadopi comporte déjà un filtre « domaine public » permettant de raffiner les résultats ramenés en fonction d’une requête. Mais on peine à voir à quoi cette mention peut correspondre. On y trouve pêle-mêle Deezer, Spotify, Universal Music, Ave Comics, Cultura, La Fnac et bien d’autres dans une longue liste à la Prévert. Parmi ces plateformes, on trouve des sites publics pratiquant le copyfraud, comme la bibliothèque numérique Gallica. Y figurent quand même aussi des sites proposant un accès à des oeuvres du domaine public sans couche de nouveaux droits ajoutés et donc pleinement réutilisables, comme Wikisource ou le projet Gutenberg.
On voit bien là quel est le problème à assimiler le domaine public à une « offre légale ». Il y a un risque majeur qu’une telle labellisation aboutisse à une forme de blanchiment et de légitimation du copyfraud, faute d’appliquer une définition rigoureuse du domaine public et pas une simple caricature…
Par ailleurs, des sites comme Wikisource ou le projet Gutenberg ne peuvent qu’abusivement être qualifiés « d’offres légales », au même titre que la FNAC ou Deezer. La raison d’être de ces plateformes communautaires est de garantir qu’il existera quelque part un accès à des fichiers réutilisables sans restriction, de manière à ce que le domaine public puisse continuer à exister « à l’état pur » dans l’environnement numérique. La logique voudrait d’ailleurs que ce soit des institutions publiques qui jouent ce rôle de garant du domaine public, mais elles sont hélas en France très rares à le faire.
Assimiler ce rôle fondamental de garant du domaine public à une « offre légale » n’est donc qu’un travestissement sémantique.
Mettre les pouvoirs publics face à leurs responsabilités
Dans leur rapport, Corinne Bouchoux et Loïc Hervé envisagent que la Hadopi puisse avoir pour mission « le recensement, la classification et la publication des oeuvres et interprétations relevant du domaine public« . Ils vont même jusqu’à dire que « faire d’Hadopi une sorte de bibliothèque entrerait dans le cadre des missions d’un établissement public« .
Mais comment ne pas bondir en lisant cela ? Car cette mission de valorisation du domaine public devrait en réalité constituer une des fonctions fondamentales du Ministère de la Culture, s’appuyant pour ce faire sur ses établissements : bibliothèques, archives et musées. A l’heure actuelle, ces institutions culturelles assurent certes une fonction de conservation et de mise en valeur du patrimoine, mais elles reconnaissent rarement le domaine public, ce qui explique que les cas de copyfraud soient si nombreux.
C’est la raison pour laquelle la mission Lescure ou plus récemment le Conseil National du Numérique ont recommandé avant toute chose de consacrer dans la loi une définition positive du domaine public pour le protéger des réappropriations dont il fait trop souvent l’objet. Next INpact a révélé récemment que sous Aurélie Filippetti, le Ministère de la Culture a effectivement travaillé à une telle définition positive qui devait figurer dans la loi Création. Mais ce projet a été abandonné par Fleur Pellerin et plus rien de tel n’est annoncé dans le projet de loi qui a été présenté en Conseil des Ministres cette semaine.
Il y aurait pourtant effectivement intérêt à ce qu’une institution publique assure une fonction d’identification des oeuvres du domaine public, mais en toute logique, cette tâche devrait revenir à un établissement comme la Bibliothèque nationale de France. C’est d’ailleurs cette option que la députée Isabelle Attard a envisagé dans sa proposition de loi pour le domaine public, déposée en novembre 2013. Un des articles instaure un « registre du domaine public », confié à la BnF qui aurait la double fonction de répertorier chaque année les nouvelles oeuvres entrant dans le domaine public et de permettre aux auteurs le souhaitant de déclarer qu’ils versent volontairement leurs créations dans le domaine public.
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Confier à la Hadopi une vague mission de valorisation du domaine public comme « offre légale » constituerait avant tout un excellent moyen pour le Ministère de la Culture et ses établissements de se décharger du rôle fondamental de garants du domaine public qui devrait être le leur. Les services de bibliothèques, de musées et d’archives sont les principaux producteurs de versions numériques d’oeuvres du domaine public et celles-ci devraient être diffusées sans restriction imposée à leur réutilisation. Pour que la garantie des libertés soit complète, la loi devrait de son côté définir clairement ce qu’est le domaine public et interdire toute forme de copyfraud, en donnant aux individus des moyens effectifs d’agir en cas de violation.
Plutôt que d’instrumentaliser le domaine public pour faire de l’Open Washing et tenter grossièrement de redorer le blason de la Hadopi, mieux vaudrait que les parlementaires aient le courage politique de lui donner la place qu’il mérite dans notre droit.
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