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Juger n'est pas un crime !

Justice au Singulier - philippe.bilger, 13/11/2019

Il est intolérable, même si on est tellement habitué à entendre le monde judiciaire protester, gémir ou se déprécier que plus personne n'y fait attention, de constater avec quelle volupté aigre la magistrature se vautre dans le dénigrement d'elle-même. De peur d'être jugée coupable, elle anticipe et est impitoyable à son encontre. Sans grandeur ni allure. Comme si elle était contingente et remplaçable alors qu'elle est nécessaire. Et que juger n'est pas un crime.

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On nous aura tellement rebattu les oreilles avec cette pensée de Casamayor, au demeurant parfaitement banale, selon laquelle la Justice est à la fois une institution et une vertu.

Et je ne vois pas au nom de quoi "ce serait un problème", comme l'affirme une juge dans "Rendre la justice", un documentaire de Robert Salis. La présentation qu'en a faite la très fine Pascale Robert-Diard a pour titre: "Un documentaire lucide sur le redoutable métier de juger les autres (Le Monde)

Et nous voilà plongés d'emblée dans ce que je dénonce aujourd'hui comme je l'ai récusé hier quand j'étais magistrat. Une vision de la Justice doloriste, sans éclat, sans élan, misérabiliste, pour se faire pardonner au fond d'être juge et au service d'une institution qui se doit d'incarner le moins mal possible la vertu de Justice.

Comme si on en avait honte.

En effet, derrière l'ensemble des analyses, reportages, déclarations et descriptions au sujet de la réalité judiciaire, il y a peu ou prou l'idée que l'utilité sociale des magistrats ne serait pas incontestable, qu'ils pourraient ne pas exercer leurs fonctions et que le désordre et la malfaisance n'en seraient pas amplifiés. Comme s'il leur fallait en permanence se justifier d'exister et raser les murs de la démocratie.

Pourquoi, en effet, cette tonalité générale qui consiste à aller choisir, dans les virtualités illimitées qui s'offrent pour expliquer aux citoyens ce qu'est la Justice et ce qu'elle leur doit, les plus sombres, les moins exaltantes, les plus étriquées comme s'il convenait à toute force de démontrer que juger est un crime et qu'on ne doit jamais s'en remettre ?

Il y a le documentaire de Robert Salis et ces propos qui en sont extraits révélant bien le souci constant, telle une forme de snobisme de l'affliction et du masochisme, d'enlever de sa perception judiciaire tout ce qui pourrait relever de ces valeurs positives que sont la grandeur, l'honneur, une conception épique de cette magnifique mission de rendre service à ses concitoyens, en consolant, en réparant ou en condamnant.

Est-il fondamental de proférer, pour une juge, que "je ne vous garantis pas que je n'ai jamais broyé quelqu'un. Je vis avec ça" ?, d'évoquer, par un autre, "le sentiment de fatigue et surtout de honte" quand on quitte des audiences surchargées ? de faire état de l'exercice d'une "violence légale" ? d'exagérer la propension à l'auto-accusation en soulignant que "les gens qui viennent devant la Justice apportent la dentelle de leur vie. Et la justice, elle, a la délicatesse d'un 35 tonnes qui se gare dans un magasin de porcelaine" ?

Les-magistrats-en-plein-burn-out

Si la Justice est un tel univers de souffrance, un tel remords pour ceux qui la pratiquent, est-il impudent de se demander pourquoi certains sont venus ainsi délibérément se jeter dans sa "gueule" ?

Surtout on peut accepter que dans les fors intérieurs, des pensées mélancoliques, découragées parfois, surgissent mais qu'ont-elles donc à faire dans une appréhension globale du métier qu'on a choisi et qui appellerait enthousiasme, exaltation, fierté ? Grandeur et honneur, je le répète.

Aucune de ces amertumes, de ces lucidités moroses n'est dérisoire mais le propre de l'intelligence, en matière judiciaire, est d'en nourrir sa réflexion et de les vouloir, de les percevoir comme des aiguillons acides qui empêcheraient la béatitude professionnelle, la certitude d'avoir une part immense dans l'organisation de la République et la sauvegarde de sa pureté, de se dégrader en vanités, en facilités. Mais se complaire dans le négatif au point de le constituer comme fondement essentiel des travaux et des jours est aberrant.

Ce métier n'est pas redoutable. On doit le redouter.

J'ai toujours été frappé, dans l'esprit judiciaire, par l'existence d'un corporatisme effréné, ce qui montre au moins qu'entre soi on ne se sous-estimait pas. Et aussi d'une image narcissique et impérieuse de son personnage - au détriment du professionnel - mais, malheureusement, d'un total manque de confiance dans ce que globalement le service public de la Justice aurait pu et dû apporter.

Paradoxalement, si cet orgueil collectif pour la bonne cause avait dominé, moins soucieux de pleurer sur ce qu'il n'avait pas que d'être formidablement efficace avec ce dont il disposait, nous n'aurions pas cet étrange égoïsme de la magistrature par rapport à la société. Elle ne cesse d'exiger de celle-ci des marques de respect, d'estime et de reconnaissance, comme si elles lui étaient dévolues par principe, avant l'action, mais elle ne se questionne jamais pour déterminer ce qu'elle doit à la société. Qui pourtant me paraît la dette capitale en République.

Il est intolérable, même si on est tellement habitué à entendre le monde judiciaire protester, gémir ou se déprécier que plus personne n'y fait attention, de constater avec quelle volupté aigre la magistrature se vautre dans le dénigrement d'elle-même.

De peur d'être jugée coupable, elle anticipe et est impitoyable à son encontre.

Sans grandeur ni allure. Comme si elle était contingente et remplaçable alors qu'elle est nécessaire.

Et que juger n'est pas un crime.


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