Réguler les exceptions au droit d’auteur et aux droits voisins (2)
Paralipomènes - Michèle Battisti, 28/04/2013
Une seconde partie pour poursuivre la passionnante journée consacrée aux exceptions au droit d’auteur organisée par la Hadopi, le 19 avril dernier. La première partie de ce compte rendu soulignait le rôle (limité) de la Hadopi pour faire respecter certaines exceptions au droit d’auteur, la question (bien complexe) des protections techniques, la question (aberrante) du contournement des exceptions par des contrats, le rôle croissant joué par l’Europe, et la marge de manœuvre accordée aux juges nationaux. Des exceptions, somme toute, à géométrie très variable …
Le poids des usages
Mais oui, même en France qui semblait leur réserver une place très limitée, souligne Benoit Galopin, auteur d’une thèse sur les exceptions à usage public en droit d’auteur. Nul besoin alors de changer la loi, celle-ci étant adaptée aux usages ?
Des renvoi aux « bon usages, c’est ce que l’on trouve avec les « lois du genre » dans l’exception de parodie, mais aussi dans l’exception de citation, de manière plus subliminale puisque ce sont les usages qui permettent d’apprécier la brièveté de la citation, selon le type d’œuvres, et de faire évoluer cette appréciation au cours du temps, ou la manière d’indiquer les sources, variant, elle aussi, selon la nature des œuvres. « Un régime imprégné de l’usage », peut-être, mais si on se tourne vers la citation d’image fixe, toujours interdite, je peine à être convaincue, le juge français restant peu « imprégné » par les termes de la directive européenne et de la Convention de Berne.
Usage aussi par le renvoi à des accords professionnels. C’est le cas, ainsi, pour la compensation équitable d’une exception accordée à la presse, dans un alinéa complexe qui regroupe droits exclusifs, exception et s/exception. Complexité de la rédaction de l’exception pédagogique et des accords sectoriels pour la rémunération négociée imposée pour cette exception, et confusion car ceux-ci s’appliquent à des usages fondés, avant la loi de 2006, sur des droits exclusifs. Que sont ces sommes versées ? Une compensation, une rémunération ?
Influence des usages sur la loi ? Remix/mashup et autres œuvres d’assemblages, ne sont que des œuvres composites, pour lesquels des droits et notamment des droits d’adaptation sont a priori requis. En 2008, dans un livre vert sur le droit d’auteur dans l’économie de connaissance, la Commission européenne envisageait de créer une exception pour le contenu non commercial généré par l’utilisateur. En 2013, elle s’oriente vers des droits négociés. Les solutions, aujourd’hui, ce sont les licences Creative Commons, la tolérance des ayants droit, certains usages qui sont déjà rémunérés (voir l’accord Sacem Youtube).
Tolérance, exception, contrat ? Quoiqu’il y en soit, les usages occupent une place importante dans la mise en œuvre des exceptions et leur évolution et il y indéniablement une accélération de la réflexion sur ces questions en ce moment.
Sauter le pas
C’est ce qu’a fait le Canada. Avec Victor Nabban, on se tourne vers un pays où la loi prend en compte les nouveaux usages et où la Cour suprême reconnaît un droit à l’exception, ce qui permet au public de saisir la justice pour revendiquer un usage.
Dans un souci de rééquilibrer les droits des auteurs et des utilisateurs, le Canada a effectivement introduit de nouvelles exceptions dans sa loi sur la modernisation du droit d’auteur de 2012. On y trouve donc de nouvelles utilisations équitables au bénéfice des établissements d’enseignement, mais aussi des internautes pour certaines reproductions faites à des fins privés, mais aussi pour les œuvres transformatrices réalisées à des fins non commerciales à partir d’œuvres protégées par le droit (les fameux User Generated Content).
On a voulu légitimer des pratiques qui existaient dans le passé que le numérique se borne à faciliter, un phénomène de masse que l’on ne peut pas empêcher et qui favorise la créativité (ne serait-ce pas « le règne de l’imagination » ?) lorsque ces pratiques ne mettent pas en péril l’exploitation commerciale des œuvres originaires et ne portent pas atteinte à leur droit moral. L’exception ne s’applique d’ailleurs qu’à l’auteur de l’œuvre transformatrice et non à l’intermédiaire qui en tire des revenus (généralement publicitaires) dont une partie sera reversée à l’auteur de l’œuvre originaire. Et Victor Nabham d’évoquer plusieurs exemples que je combine avec cet extrait vu sur YouTube de « La Chute » où Hitler reprend la chanson de Psy. Flou toutefois ici d’une situation où la musique ne serait pas payée par la Sacem (le chanteur n’est pas français), où l’œuvre transformative peut être qualifiée de parodie (j’ai souri) ou être autorisée par le Fair Use, où l’on apprend aussi que seul le producteur du film s’était opposé à cette utilisation de son film et non le réalisateur.
Sauter le pas, une urgence
Il est urgent, en effet, pour Christophe Geiger d’adapter le droit des exceptions, de garantir son effectivité et sa flexibilité sous peine de faire connaître au droit d’auteur, qui a déjà « déjà souffert en termes d’image », une crise grave.
- Changer de perspective
Et faire reconnaître, comme au Canada, un droit à l’exception ? L’équilibre étant le principe sur lequel est fondé le droit d’auteur, pourquoi y aurait-il un droit actif (celui des auteurs) et un droit passif (celui des utilisateurs) ? Pourquoi « briser le lien entre le droit d’auteur et la société » ? Pour la Cour suprême du Canada, comme l’indique cette (intéressante) décision du 4 mars 2004 et deux décisions plus récentes du 12 juillet 2012, l’exception pour un usage équitable est une partie intégrante du droit d’auteur et non un seul droit à se défendre.
Des exceptions qui sont bien plus que des exceptions à un principe ? Puisqu’ils reposent sur des valeurs fondamentales (liberté d’information, vie privée, liberté d’entreprise, liberté d’expression…), il ne peut pas y avoir de hiérarchie entre ces droits, mais un examen au cas par cas, comme en témoigne les arrêts de la Cour européenne des droit de l’homme (CEDH). Et si les droits exclusifs n’étaient que des « îlots dans une mer de liberté » ?
Changement de vision aussi, si on retient que les exceptions bénéficient aux auteurs qui s’informent, étudient, citent, se réapproprient de manière créative sans payer de droits, que la liberté de création est un droit affirmé par la Cour de cassation. Changement de vision, enfin aussi, si on souligne que dans le droit à rémunération (pour copie privée) des auteurs, les clés de répartition leur sont plus favorables financièrement que les cessions de droit d’auteur, que cette rémunération, incessible et impérative, est un instrument de régulation au profit des auteurs.
- Assurer l’effectivité et la flexibilité des exceptions
Pour une effectivité des exceptions en s’appuyant sur des exemples étrangers :
1. reconnaître, comme au Canada, que les exceptions qui reposent sur des valeurs supérieures sont des droits ce qui leur donne un caractère impératif ;
2. remplacer, comme en Belgique, la formule molle « l’auteur ne peut interdire » par une formule plus efficace indiquant clairement que les exceptions sont d’ordre public ;
3. adopter la médiation du droit allemand, permettant à l’individu d’agir à justice « pour se faire remettre les clefs », la procédure imaginée après la directive 2001, notamment au regard des protections techniques, est aujourd’hui longue et complexe.
- Assurer la flexibilité des droits d’auteur
Comme pour les droits exclusifs, les limitations devraient s’adapter sans que le législateur n’ait à intervenir. Or, ces exceptions qui sont rédigées de manière étroite devraient être interprétées non de manière restrictive mais selon un principe « d’interprétation correcte », à la lumière de leur justification ».
La flexibilité, on la trouve dans le test des trois étapes que le juge est libre d’examiner avec ses propres critères (ils furent restrictifs, en France, dans le procès Mulholland Drive, mais extensifs dans des procès espagnols et suisses et où le juge espagnol s’était même référé au Fair Use). Fabuleux test des trois étapes, avais-je souligné, surtout lorsqu’il est revisité ! Le test est sa flexibilité (une crainte pour certains), c’est une « porte pour un raisonnement à lumière des droits fondamentaux », une clause d’ouverture, un embryon de compromis entre système ouvert et fermé, comme l’indiquait ce rapport d’un colloque de 1998, qui préconisait un système fermé corrigé avec le souplesse du fair dealing.
Adopter, oui, les formulations flexibles de la directive de 2001 pour certaines limitations, pour un droit de citation, notion ouverte (dans la directive européenne) pour une meilleure harmonisation, pour cette citation élargie que nous appelons de nos vœux depuis si longtemps !
Créerait-on ainsi une insécurité juridique, qui n’appartient pas à la tradition juridique du droit d’auteur ? Cette notion ouverte en droit d’auteur (tout comme la notion d’originalité) qui ne serait plus qu’une loterie ? [1] Une insécurité admissible pour certains droits, mais pas pour d’autres ? Ou le signe d’un droit fort et adaptable ? Flexibilité n’est pas anarchie car la liste des exceptions reste fermée et on n’est pas dans le cas extrême du Fair use. Et Christophe Geiger d’ajouter que 40 pays aux traditions culturelles fortes et qui n’appartiennent pas la sphère du Common Law (et du Fair Use) ont déjà adopté des clauses d’ouverture (notamment la Corée du Sud, le Japon, peut-être, prochainement, les Pays-Bas). Pour « un droit d’auteur au service de la création pour tous et non pour quelques uns », voilà un exposé qui décoiffe !
Le Royaume-Uni, un pays qui va sauter le pas et … entraîner l’Europe ?
Ce sont 10 recommandations que Ian Hargreaves a faites, à la demande du gouvernement de son pays, pour moderniser la propriété intellectuelle au Royaume-Uni, et que ce pays pourrait adopter prochainement. Elles sont, quoi qu’il en soit, examinées très sérieusement. Et c’est un économiste qui est à l’origine de ces mesures révolutionnaires visant qui répondent aux innovations numériques et « au désarroi des usagers face à l’organisation du marché et l’état du droit d’auteur ».
Il les a peu présentées, lors de cette conférence, et l’on restera sur notre faim, mais il en a expliqué la genèse. Ce n’est pas première volonté de réforme : 4 propositions en 6 ans, mais la 5e, la sienne serait en voie d’être adoptée (même si les ayants droit s’y opposent toujours). S’adapter vite tel était le souci auquel il fallait répondre. Nul besoin d’une « armée de juristes », notera-t-on aussi, mais l’analyse des économistes (le loup dans la bergerie ?) plus pragmatique, plus proche de principes juridiques autres …. au grand dam de l’industrie créative, toujours en faveur d’un régime de Copyright fort, et qui manquerait de vision.
Sa réforme ambitieuse et « hardie » a suscité l’intérêt, notamment de la présidence de l’Union irlandaise (qui se termine, pourtant). Non juriste, il est sorti facilement du cadre pour s’appuyer sur des fondements économiques (le marché) et balayer les réticences habituelles pour proposer une réforme approfondie du Copyright. Il conviendrait notamment de revoir la durée des droits, la question des protections techniques, la loi – désastreuse - protégeant les bases de données et favoriser les UGC, en organisant des systèmes de micropaiements.
Un cadre européen à repenser, dans l’urgence alors qu’on a toujours convenu que la réforme ne pouvait se faire que par étapes successives, car « l’impatience est nécessaire » aujourd’hui. On ne peut plus se permettre d’attendre 40 ans comme on l’a fait pour obtenir un régime uniformisé pour les brevets. La régulation du droit d’auteur, souligne-t-il fort justement aussi, ne concerne pas que l’œuvre artistique, c’est aussi la santé, les services, la recherche … (d’où la proposition d’exception en faveur du Data Mining) qui sont en jeu et Europe peut pas s’offrir le luxe d’être non concurrentielle sur ces sujets.
A suivre …
Illustration. The only exception. Art4life-217. CC by-nc-nd.