#PizzaRat, les « fermes à mèmes » et la dystopie de la monétisation panoptique
:: S.I.Lex :: - calimaq, 3/10/2015
Ces dernières semaines, un nouveau mème est apparue sur Internet, en faisant exploser les compteurs de vues. Baptisé « Pizza Rat » par les internautes, il s’agit d’une vidéo de 14 secondes seulement montrant un rat surpris par un passant dans un escalier du métro de New York, traînant une énorme part de pizza. Tourné par Matt Little, un comédien de 35 ans, ce petit film a dépassé rapidement les 7 millions de vues sur YouTube et s’est diffusé de manière explosive un peu partout sur le web. Instagrammée, Snapchatée, Photoshopée, GIFée, repostée sur Twitter, sur Facebook, détournée de mille et une façons et déjà déclinée de manière sauvage en produits dérivées, cette vidéo illustre à nouveau l’incroyable puissante de dissémination d’internet et la propension des utilisateurs à s’emparer des contenus qu’ils apprécient pour les partager et se les approprier par la transformation.
Mais le plus intéressant dans cette trajectoire météorique du #PizzaRat se passe peut-être en coulisses, et plus précisément dans l’arrière-plan juridique qui a accompagné et conditionné la diffusion en ligne de ce contenu. Ce n’est pas la première fois que j’écris sur ce blog à propos de phénomène de viralité contrôlée, voire orchestrée, de contenus. C’était déjà clairement le cas avec le fameux « Gagnam Style » de PSY en 2012, et dans une certaine mesure avec le « Harlem Shake » en 2013, deux vidéos conçues pour être imitées, détournées, parodiées afin d’en maximiser la diffusion. Mais ici, les formes d’ingénierie, à la fois techniques et juridiques, qui ont permis de « monitorer » la diffusion en apparence chaotique du #PizzaRat atteignent un niveau de raffinement et de sophistication, qui me paraissent constituer une rupture. La destinée de cette vidéo préfigure peut-être l’avènement d’une nouvelle manière de « fabriquer des mèmes », par certains côtés inquiétante et représentative des dérives qui frappent Internet.
La mise en place de « fermes à mèmes »
Quelques heures seulement après sa mise en ligne sur YouTube et alors que la vidéo ne comptait que 2600 vues, Matt Little a en effet été contacté par la société Jukin Media, qui lui a proposé pour 200$ de lui en acheter les droits, en lui promettant 70% des futures recettes publicitaires que la vidéo pourrait générer. Jukin Media s’est fait une spécialité de repérer des contenus à « haut potentiel de viralité » produits par des amateurs sur les médias sociaux. Elle s’est ainsi constituée une collection de plus de 20 000 pépites sur lesquelles elle a obtenu les droits. #PizzaRat n’est d’ailleurs pas le premier coup d’éclat de Junkin Media, qui a déjà réussi à « attraper » des contenus ayant connu par la suite une propagation virale explosive, comme cette vidéo d’un vieil homme chantant une chanson à sa femme mourante (plus de 6 millions de vues).
La plus-value spécifique de cette société réside dans le service de gestion des droits (Right Management) qu’elle propose aux créateurs. Ses équipes surveillent en permanence Internet, et en particulier les réseaux et médias sociaux, pour adresser des notifications de retrait pour violation du droit d’auteur afin d’empêcher que les contenus soient repostés dans des espaces ne permettant pas de générer des revenus publicitaires. Pour #PizzaRat, Junkin Media a ainsi pu assurer à Matt Little une rémunération substantielle, même si celui-ci reste assez évasif sur les montants récoltés…
Junkin Media constitue donc une sorte de « ferme à mèmes », avec un modèle situé quelque part entre le prestataire de contrôle des droits (assez classique) et une sorte de quasi-société de gestion collective tournée vers les contenus audio-visuels amateurs. La réussite de son modèle repose en partie sur son « flair » et la capacité à dénicher à l’avance des vidéos capables d’atteindre un grand nombre de vues. Mais d’après les témoignages de ses dirigeants, la société semble aussi capable d’exploiter la « Longue Traîne » des contenus figurant dans son catalogue, en jouant sur la masse.
Propriété vs Appropriation
On a déjà vu par le passé des créateurs de contenus essayer de sécuriser leurs droits sur une création une fois que celle-ci s’est propagée de manière virale pour accéder au statut de même. C’est déjà arrivé notamment pour le fameux « Nyan Cat » ou la « TrollFace », sur lesquels des copyrights et des marques ont été réclamés après coup. Mais ces tentatives de réappropriation s’avèrent souvent assez inefficace, lorsqu’elles sont effectuées à posteriori. Elles ont en plus généralement le don d’indigner les communautés d’internautes qui ont construit la notoriété du mème en le propageant et qui estiment en être « dépossédés » lorsque le créateur original cherche à faire valoir ses droits.
L’approche de Jukin Media est de ce point de vue sans doute plus efficace, puisqu’elle permet de conserver dès l’origine le lien entre un contenu et son créateur, tout en déployant un dispositif méticuleux d’application du droit d’auteur qui évite à celui-ci de se « dissoudre » – au moins dans les faits – face à la puissance des pratiques de dissémination en ligne. Jukin Media explique qu’ils sont en mesure d’opérer en moins de 4 heures entre le moment où une vidéo est postée, son repérage, la négociation des droits avec son créateur et le début du pistage.
Mais cette stratégie agressive de rights enforcement n’est pas sans soulever des questions sur le conflit latent entre la propriété intellectuelle des créateurs de contenus et les pratiques d’appropriation des usages. Cette problématique a particulièrement bien été pointée par le site Wired, qui se demande à qui appartient au fond le #PizzaRat :
Just because we relate to #PizzaRat, just because we’ve embraced and most importantly shared #PizzaRat, does #PizzaRat belong to all of us? And no, not in the philosophical sense. Who, legally, does #PizzaRat belong to ? Does #PizzaRat’s virality mean there should be fair use of his likeness across social media, publications, and the Internet in general? Of course, there is a philosophical argument to be made here. In the minds of many, the Internet was originally conceived to be a decentralized medium, chaotic but wonderful, a place where things spread organically and freely and without mediation.
Légalement, le partage et la transformation massives d’un contenu comme un même ne crééent cependant pas une forme de « coutume » opposable au droit d’auteur du créateur original. Le fair use (usage équitable) couvre certains des usages transformatifs aux Etats-Unis, mais il est loin de représenter la consécration d’un « droit du public » que seule une légalisation du partage et du remix pourraient introduire.
Alliance de raison avec les grandes plateformes
Un autre aspect extrêmement intéressant dans l’histoire du #PizzaRat, c’est d’observer les moyens techniques utilisés par Jukin Media pour tracer la vidéo en ligne. La société explique sur son site qu’elle a développé une « technologie maison » pour repérer les contenus en ligne, en affichant qu’elle est capable de le faire à l’échelle du web tout entier. Mais on sent bien à la manière dont elle communique qu’elle est en réalité surtout dépendante des outils que mettent à sa disposition les grandes plateformes de partage de contenus, à commencer par YouTube.
On sait que YouTube utilise depuis longtemps ContentID, un système de filtrage automatisé des contenus, capable de repérer dans les vidéos des séquences d’images ou des musiques dans la bande son, à partir d’empreintes fournies par les titulaires de droits. Ce « Robocopyright » permet aux ayants droit d’indiquer à Youtube s’ils souhaitent « punir » les réutilisations non-autorisées en exigeant le blocage des contenus et l’infliction de sanctions aux internautes ou les laisser passer, mais en demandant une redirection des revenus publicitaires. Jukin Media est visiblement passé maître dans l’art d’utiliser ce dispositif de gestion des droits mis à sa disposition par la plateforme et c’est ce service d’intermédiation qu’il offre aux personnes à qui il rachète les droits sur leurs contenus.
Mais l’épisode du #PizzaRat montre qu’une société comme Junkin Media va désormais pouvoir déployer également ce type de stratégies sur Facebook. Le réseau social de Mark Zuckerberg a en effet subi au début de l’année de fortes pressions, notamment de la part de chaînes de télé, pour mettre en place à son tour un système d’identification des contenus. Facebook a finalement obtempéré en annonçant au mois d’août l’ouverture d’une solution développée par ses équipes. Elle paraît différer quelque peu de Content ID, dans la mesure où elle semble moins automatisée et laisse plus de place à la vérification humaine. Mais le principe reste le même : des titulaires de droits partenaires de Facebook fournissent à la plateforme des empreintes numériques des œuvres de leur catalogue et disposent en retour d’un « tableau de bord » qui leur signale les correspondances avec les contenus postés par les utilisateurs du réseau social.
Or, Jukin Media fait partie des partenaires associés à ce système de gestion des droits, qui leur permet de lutter contre le « Freebooting », à savoir la perte de revenus publicitaires du fait de la rediffusion de contenus « volés » sur YouTube pour être monétisés par des tiers. Désormais, des sociétés comme Junkin Media seront en mesure d’obtenir plus facilement le retrait de contenus protégés sur Facebook. Contrairement à Content ID, le système de Facebook ne permet pas encore le partage de revenus publicitaires, ce qui risque d’entraîner un comportement plus répressif des titulaires de droits.
C’est exactement ce qui s’est passé d’ailleurs pour le #PizzaRat et nombreux ont visiblement été les utilisateurs de Facebook qui ont vu disparaître ce petit rat glouton de leur fil, suite à une demande de retrait de Junkin Media, comme on le voit ci-dessous :
Welp. FB took down my Pizza Rat clip, even though I credited the creator -- copyright claim filed by Jukin Media http://t.co/xXXxH7eYTX
—
Mathew Ingram (@mathewi) September 23, 2015
Dystopie de la monétisation panoptique
On pourrait trouver que ce nouveau modèle des « fermes à mèmes » présente l’intérêt d’offrir un juste milieu entre la dissémination sauvage et le contrôle absolu des usages, car il permet une circulation contrôlée des contenus sur les plateformes. Mais il me semble au contraire que l’avènement de ce nouveau type d’intermédiaires peut nous faire rapidement basculer dans une véritable dystopie de la « monétisation panoptique ».
Les pressions sont en effet de plus en plus fortes sur les grands hébergeurs de contenus pour qu’ils déploient des systèmes de filtrage automatiques des contenus. Certaines propositions existent même de rendre ces dispositifs obligatoires pour les plateformes, ou du moins, de rendre suspectes celles qui refuseront de le faire, en renversant l’exemption de responsabilité de principe dont ils bénéficient aujourd’hui. Certains rapports écrits à la Hadopi par exemple poussent ce genre de propositions en direction des pouvoirs publics pour les habituer à l’idée que la solution pour domestiquer internet serait « l’auto-régulation » des plateformes.
Le problème, c’est que ces dispositifs ne feront à terme que renforcer la position des plateformes centralisées sur Internet. On voit par exemple un outsider comme SoundCloud se débattre actuellement avec ces problèmes de gestion des droits, au point que la survie de la plateforme paraît en jeu. Cette fragilisation ne pourra que mécaniquement profiter à YouTube, dont la place est déjà centrale dans le secteur de la musique en streaming.
On voir très bien comment ce modèle des « fermes à mèmes » est en relation avec plusieurs des dérives que l’on constate sur Internet, comme la tendance à la centralisation et l’omniprésence du modèle économique de la publicité. Laurent Chemla en parle très bien dans cet article paru sur Reflets.info : « L’économie basée sur la publicité crée donc, de facto, la centralisation du Web. » On voit aussi ici avec cet exemple du #PizzaRat comment la monétisation publicitaire des contenus provoque des dommages collatéraux sur les pratiques de partage et de transformation, qui étaient à l’origine de la fabrique des mèmes sur Internet.
Il est d’ailleurs assez significatif de constater que cet été, alors que Facebook annonçait la mise en place de son Robocopyright, le forum 4chan a été revendu par son fondateur, qui a finalement jeté l’éponge en partie à cause de difficultés liées à la gestion des contenus illégaux. Or 4chan fut le lieu historique où beaucoup des mèmes les plus célèbres d’internet ont été créées de manière collective par des internautes anonymes, se livrant de manière débridée au mashup et au remix de contenus. On a longtemps accusé 4chan d’être la « poubelle de l’internet », mais désormais avec cette dystopie de la monétisation panoptique, on verra sans doute des rats malins comme Jukin Media écumer les bas-fonds des plateformes centralisées de partage pour essayer d’y dénicher de juteux contenus, au prix d’une surveillance généralisée et d’une répression des pratiques d’appropriation culturelle de la foule.
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