Coπright : le jour où le nombre Pi faillit être copyrighté…
:: S.I.Lex :: - calimaq, 22/09/2013
π= 3.14159 26535 89793 23846, etc. On a déjà beaucoup écrit sur le rôle et la symbolique du nombre Pi, que ce soit dans l’histoire des mathématiques, de la philosophie ou encore de l’art (à travers le nombre d’or). La fascination exercée par ce nombre pas comme les autres a pu conduire à lui prêter des vertus mystiques ou des pouvoirs secrets. On le retrouverait caché dans les dessins de Léonard de Vinci, dans les proportions des grands monuments, dans les spirales des coquillages et même dans les pulsations envoyées par les étoiles à neutrons depuis l’espace. Mais π entretient aussi des rapports intéressants avec le droit et en particulier avec la propriété intellectuelle. Ce qui ne manque pas d’ailleurs d’être assez cocasse, car l’acronyme de la Propriété Intellectuelle est justement… P.I. !
Les hasards des chemins sur la Toile m’ont fait tomber sur une vidéo sur Youtube, qui raconte l’histoire incroyable d’un homme qui voulut déposer un copyright sur le nombre Pi et qui arriva presque à ses fins. Mais ce n’est pas le seul lien que l’on peut faire entre π et le droit d’auteur, comme vous allez le voir, et il y a des enseignements assez intéressants à tirer de ce récit en apparence délirant.
L’homme qui voulut s’approprier le nombre Pi
Son nom est Edwin Goodwin, physicien et mathématicien amateur qui vécut aux Etats-Unis à la fin du 19ème siècle. Son histoire est racontée dans la vidéo ci-dessous par James Grim, professeur à Cambridge intervenant sur la chaîne Youtube Numberphile, dédiée aux mathématiques.
Edwin Goodwin prétendit en 1897 être parvenu à résoudre le problème réputé insoluble de la Quadrature du cercle (consistant pour mémoire à construire un carré de même aire qu’un cercle donné à l’aide d’une règle et d’un compas). Pour arriver à ses fins, il avait cependant été obligé d’arrondir grossièrement le nombre Pi à… 3,2 ! Or après avoir fait cette "découverte", il ne se contenta pas de pousser un Eureka. Il conçut le projet de "copyrighter" cette preuve, de façon à ce que toute personne qui voudrait la réutiliser soit obligée de lui verser des royalties.
Mais dans un élan de générosité, lui qui était natif de l’Indiana, souhaita faire une exception pour que sa découverte puisse rester libre d’utilisation à des fins pédagogiques dans cet Etat. Pour ce faire, il soumit une proposition de loi à la chambre des représentants de l’Indiana, avec un texte (consultable ici) qui tendait à consacrer sa découverte comme une vérité mathématique, à redéfinir Pi comme égal à 3,2 et à lui reconnaître un droit exclusif sur le tout. Wikipedia contient un article consacré à cet étrange "Indiana Pi Bill" dont voici le titre exact : "A Bill for an act introducing a new mathematical truth and offered as a contribution to education to be used only by the State of Indiana free of cost by paying any royalties whatever on the same, provided it is accepted and adopted by the official action of the Legislature of 1897". Le procédé était malin puisque l’exception de l’Indiana permettait de confirmer la règle de la propriété pour le reste du monde !
Or – et c’est là sans doute le plus extraordinaire dans cette histoire – cette proposition de loi ubuesque, après être passée par différents comités de l’assemblée, finit par être soumise au vote des représentants, qui l’adoptèrent… à l’unanimité des voix ! Voilà donc le nombre Pi devenu la propriété d’un homme, amputé qui plus est de sa fameuse suite de décimales… Mais l’histoire ne s’arrête pas là, car le hasard voulut qu’au moment du vote, un professeur de mathématiques du nom de Clarence A. Waldo, assistait aux débats et il fut horrifié par ce qu’il entendit.
La loi n’était cependant pas encore définitivement adoptée, car il restait à ce que le Sénat de l’Indiana l’examine. Waldo lança alors une campagne auprès des sénateurs pour leur montrer l’ineptie de ce texte, ainsi que remettre en cause la soit-disant "solution" apportée par Edwin Goodwin au problème de la Quadrature du cercle. Il y parvint si bien qu’au moment de voter, les sénateurs rejetèrent la loi en une demi-heure, non sans s’être copieusement moqués des prétentions de Goodwin et en rappelant qu’il n’appartient pas au législateur de décréter la vérité mathématique.
C’est ainsi que le nombre Pi demeura un bien commun de la connaissance, faisant partie du domaine public et du fonds commun des idées et des concepts dans lequel chacun est libre de puiser sans entrave. La Quadrature du cercle a conservé son mystère et le mathématicien Ferdinand von Lindemann est même parvenu à démontrer que ce problème ne pouvait être résolu. Mais l’étrange syndrome d’appropriation qui s’était emparé d’Edwin Goodwin frappe encore périodiquement. En mars 2013, un Patent Troll américain a ainsi essayé sans succès de déposer un brevet sur une formule mathématique. Et le mois suivant, un scientifique a écrit un article dans une revue pour défendre l’idée selon laquelle les brevets ne devraient pas protéger seulement les "inventions", mais tout ce que l’esprit humain produit de nouveau, y compris les découvertes mathématiques…
A qui appartient la musique de Pi ?
La question de l’appropriation du nombre Pi a cependant une nouvelle fois rebondi à l’occasion d’une autre affaire, tout aussi étrange que celle que nous venons de voir ci-dessus. Tous les ans le 14 mars, on célèbre le "Pi Day" dans le monde (le jour de Pi, parce que cette date s’écrit 3/14 dans les pays anglo-saxons). Or en 2011, un musicien eut l’idée de contribuer à cette journée en créant une "musique de Pi". Il associa pour cela à chacune des décimales une note qu’il joua avec plusieurs instruments et il posta sur YouTube la vidéo résultant de cette "interprétation" du nombre π.
L’idée était inventive et charmante, mais voilà que notre musicien eut la mauvaise surprise de recevoir une de ces fameuses notifications de retrait dont Youtube a le secret. Un autre compositeur dénommé Lars Erickson avait eu la même idée 20 ans auparavant et avait écrit une Symphonie de Pi, sur laquelle il avait déposé un copyright. Par ce biais, il exigea et obtint le retrait de la vidéo sur la base de cette "propriété" qu’il revendiquait…
L’affaire dégénéra au point que les tribunaux américains furent saisis et voilà donc que la question de la propriété qu’un humain pouvait revendiquer sur le nombre Pi était à nouveau posée. Après plus une longue année d’examen de l’affaire, les juges choisirent avec humour le Pi Day pour rendre leur décision dans laquelle ils appliquèrent un des principes fondamentaux du droit d’auteur : la distinction entre les idées et leur mise en forme :
La principale similitude entre la Symphonie de Pi et la vidéo "What Pi sounds like" réside dans le motif musical formé en transposant les chiffres de Pi à un ensemble de notes de musique. Ce motif n’est pas en lui-même protégé par le copyright que M. Erickson détient sur la Symphonie de Pi. Le nombre Pi est un fait non protégeable, et la transcription de Pi en une musique constitue une idée non protégeable. Le motif de notes qui en résulte est une expression qui se confond avec l’idée non protégeable de mettre Pi en musique : l’attribution de chiffres aux notes de musique et le fait de jouer ces notes dans la séquence de Pi est une idée qui ne peut être exprimée qu’en en un nombre fini de façons. Cela ne signifie pas que le copyright de M. Erickson est invalide, mais seulement que M. Erickson ne peut utiliser son droit pour empêcher les autres d’employer ce modèle particulier de notes de musique.
Les juges rejetèrent donc les prétentions de Lars Erickson et la vidéo de la musique de Pi refit son apparition sur Youtube, où elle a été vue depuis près d’un million de fois. Voilà donc le nombre Pi réintégrant une nouvelle fois le domaine public après avoir risqué d’en être arraché. Mais l’histoire n’est toujours pas finie…
Si tout est dans π, plus de P.I. ?
En effet, il existe peut-être un lien beaucoup plus profond encore entre le domaine public et le nombre Pi.
Pi constitue en effet ce que l’on appelle un nombre irrationnel, c’est-à-dire qu’il ne peut pas être exprimé sous la forme d’une fraction de deux nombres entiers relatifs. L’une des conséquences, c’est que la suite des décimales d’un tel nombre se développe à l’infini et que l’on peut trouver dans cette séquence sans fin n’importe quelle suite finie de chiffres. On appelle ces objets mathématiques particuliers des nombres-univers et on soupçonne fortement (sans que la preuve définitive ait été apportée) que Pi en est un.
Or dans ce billet intitulé "Tout est dans Pi", le blog Science étonnante fait un parallèle surprenant (et très perturbant aussi…) entre ces caractéristiques des nombres-univers et l’existence même de la propriété intellectuelle :
Là où le concept de nombre univers devient perturbant, c’est quand on commence à le transposer aux lettres. Par exemple si vous prenez votre nom, que vous le transformez en une suite de chiffres en utilisant le code A=01, B=02, …, Z=26, eh bien votre nom se trouve aussi quelque part dans Pi. Et si je traduis « Cogito ergo sum » avec ce même code, j’obtiens la suite
031507092015000518071500192113
qui doit s’y trouver aussi. Finalement Descartes n’a rien inventé.
Et on peut aller encore plus loin : prenez l’intégralité du Seigneur des Anneaux de Tolkien, traduisez-le en chiffres, et vous obtenez une suite énorme mais finie, qui se trouve aussi quelque part dans les décimales de Pi. Et ça marche aussi avec
- "Soins et beauté par l’argile et les plantes" de Rika Zarai,
- La Bible,
- Imagine de John Lennon,
- Le brevet du téléphone de Graham Bell,
- Germinal de Zola
- Germinal, dans une version où le personnage principal s’appellerait Tintin,
- Germinal, dans une version où le personnage principal s’appellerait Milou,
- et toute oeuvre passée, présente ou fictive…
Cela rend un peu étrange la notion de propriété intellectuelle, comme si les auteurs n’étaient que des découvreurs ou des déchiffreurs…
Nous arrivons donc à la conclusion que π, qui a connu bien des aventures pour ne pas finir approprié, serait en réalité une gigantesque "bibliothèque", qui contiendrait toutes les oeuvres écrites à ce jour, mais aussi toutes les oeuvres à venir et celles, potentielles, qui ne seront jamais créées, à l’instar de la fabuleuse Bibliothèque de Babel de Borgès.
Et si toutes les oeuvres préexistent quelque part avant que les hommes ne les fassent advenir, la propriété qu’ils peuvent revendiquer sur elles n’est-elle pas une illusion, voire une imposture ? Voilà donc que le nombre Pi viendrait justifier les théories d’un Richard Stallman sur l’inexistence de la propriété intellectuelle, ce "séduisant mirage," ou le jugement sévère du regretté Albert Jacquard, qui dénonçait les dangers inhérents au faux concept de propriété intellectuelle : "Derrière le mot de propriété intellectuelle, se camoufle le désir de tromper". Ses propos rappellent beaucoup l’aventure d’Edwin Goodwin et du nombre Pi :
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Voilà donc les liens tortueux et étonnants qui existent entre la propriété sur les choses de l’esprit et le nombre Pi. Mais je ne peux pas terminer sans relever que Pi est également le symbole de la Quadrature du Net, à laquelle j’ai le très grand honneur d’appartenir, et qui agit pour la défense des libertés numériques contre les dérives du droit d’auteur. Et à la réflexion on ne peut s’empêcher de penser qu’aucun autre signe n’aurait pu mieux convenir à cette association que le nombre Pi, déchiré entre tentatives d’appropriation et incarnation d’un bien commun de la connaissance qui contiendrait tous les autres…
Pour sa campagne de soutien, la Quadrature vous propose d’ailleurs en échange d’un don de recevoir un Pi-xel de couleur, qui ira se fondre dans l’image du nombre π. Voilà une manière de posséder un petit bout de Pi sans empêcher qu’il appartienne à tous ! Il en reste encore quelques-uns à adopter et nous avons besoin de vous pour faire en sorte de réconcilier le droit d’auteur avec les libertés.
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