Il faut tenir !
Justice au Singulier - philippe.bilger, 13/06/2018
On me pardonnera de mêler dans ce billet plusieurs thèmes mais qui tous en définitive relèvent de l'expression, de ses modalités acceptables ou non.
Le président de la République a eu raison de dénoncer l'inefficacité des aides sociales mais je regrette la dérive de la forme dans la vidéo filmée à l'Elysée - Emmanuel Macron s'adressant à certains de ses conseillers - et rendue publique sur Twitter avec un exhibitionnisme précipité dont on attendait des effets décisifs sur le sentiment populaire et la conscience civique.
Ainsi nous aurions un président comme nous, capable de proférer ostensiblement "pognon", puis "pognon de dingues..." au cours d'une intervention programmée pour être diffusée alors qu'Emmanuel Macron avait su susciter une large adhésion grâce à sa tenue : celle de son apparence comme celle de son verbe. Je vois bien la démagogie qui se cache derrière cet usage familier voire vulgaire du langage : tenter de se donner une image "peuple" - et feindre de rendre accessibles à celui-ci les coulisses - pour espérer mieux transmettre le fond du message alors que l'inverse s'est produit : on n'évoque que "pognon" en négligeant la justesse du constat. Le scandale qui aurait surgi si Nicolas Sarkozy avait délibérément mis en scène, sur le plan officiel, ses grossièretés !
Je déplore que le président de la République n'ait pas tenu une ligne constante d'élégance verbale, dans son rapport avec la société, avec ses concitoyens.
Je le regrette d'autant plus que chez lui cette dégradation résulte d'un dessein politique de mauvais aloi alors que dans la quotidienneté des réseaux sociaux on a parfois l'impression que l'insulte est la règle et la bêtise le principe.
Mais il faut tenir.
Je n'irai pas jusqu'à jeter l'éponge et quitter par exemple Twitter. Comme tant d'autres qui ne supportaient plus les attaques, les outrances, les calomnies et les ignominies. J'en ai eu pourtant ma dose. Une majorité, plutôt que de réagir à la substance de mes tweets, discutable ou non, s'en prend à moi avec une totale méconnaissance de mon parcours, de mes écrits et de mes paroles. Comme il serait trop fatiguant de s'attacher à la nature de mes propos pour les contredire ou les battre en brèche, on jouit de me traîner dans la boue et on perçoit avec quelle volupté alors, Twitter est un déversoir, le moyen de s'abandonner au pire : insultes, scatologie, attaques sur le physique ou les proches, humiliations.
Cependant il faut tenir.
D'abord parce qu'il y a une exigence de virilité médiatique qui interdit de fuir à la moindre salve. Qu'il y va de soi et de son honneur. Est-on une larve ou un combattant ? Je me rappelle un Michel Cymes omniprésent, apparemment si sûr de soi mais effondré parce qu'il avait eu une mauvaise critique sur une émission. Cela fait réfléchir. Dès lors qu'on va dans l'arène, on ne s'étonne plus de rien. La rançon de sa liberté est celle des autres. Lutter, oui, rompre les lances, certes, mais prendre la poudre d'escampette, non.
Ensuite parce que je n'ai jamais laissé sans réponse quoi que ce soit, où que ce soit. Que la volonté de dialoguer, la passion d'argumenter et le courage de répliquer - sans prétendre convaincre et surtout pas les pauvres du verbe et de la pensée qui éructant demeurent enfermés dans leur hargne haineuse. Il y a comme une allégresse à faire pièce au fumier des mots grâce à la courtoisie de la forme.
Combien de fois des militants sans invention m'ont-ils accablé d'injures parce que j'avais osé cibler Nicolas Sarkozy à cause de telle attitude ou tel propos ! De leur part je n'ai jamais eu la démonstration de la fausseté de mon point de vue mais seulement l'assertion que j'étais "un salaud" à cause de son affirmation !
J'ai tenu.
Par ailleurs, même sur Twitter, des débats passionnants peuvent naître quand parfois avec provocation - je l'admets - on conteste un concept, une affirmation, une opinion, par exemple, comme cela s'est produit récemment sur les "prisons ouvertes" dont la présidente - avocate - de la commission des lois de l'Assemblée nationale Yaël Braun-Pivet (LREM) faisait l'éloge.
Nos échanges, je l'espère de mon côté et du sien en tout cas, sont toujours demeurés polis et j'en ai tiré un vrai bénéfice. Contrairement à telle ou telle riposte qui, sur le même sujet, m'accusait de sexisme parce que, pourfendant "un fantasme d'avocate", j'étais naturellement conduit à mettre en cause la femme qui l'était ! Pour du profit intellectuel et critique, encore faut-il que les démarches restent individuelles et qu'on ne prétende pas rameuter des solidarités corporatistes pour espérer convaincre par le nombre plus que par la justesse !
N'est pas mince non plus le bonheur désintéressé d'admirer sincèrement ou de dénigrer sans hypocrisie des personnalités, des auteurs, des acteurs, des politiques ou des journalistes parce que depuis longtemps j'ai cessé de condamner des abstractions ou de valider des attitudes en privilégiant, autant que j'ai pu, ma vérité. Je ne me suis jamais dissimulé derrière un pseudo - cela me répugnerait - et la seule règle que ma franchise m'a dictée est d'être en mesure, si on me demandait pourquoi tel pour ou tel contre, de pouvoir le justifier et l'expliquer.
Il m'a plu, par exemple, découvrant un entretien avec un avocat atypique, Nicolas Gardères, de souligner à quel point il m'avait impressionné par sa conception absolue et intégriste de la liberté d'expression. Presque insoutenable.
Grâce à Twitter, des liens informels se créent entre esprits, entre personnes : l'un tend une perche et c'est bon même si l'autre ne la saisit pas. Et c'est aussi de l'altruisme - et non pas du narcissisme - que de tenter de faire partager ses enthousiasmes ou ses dégoûts. Pour faire échapper au pire ou projeter dans le meilleur !
Il faut tenir.
Ce n'est pas Internet qui dégrade. Mais ceux qui en font un déplorable et malsain usage.
Ce n'est pas Twitter qui doit être jeté aux chiens mais ceux qui en font un dépotoir.
Ce n'est pas le langage qui est grossier, vulgaire ou incorrect. Mais ceux qui détruisent le plus beau lien qui soit entre humains.
Il faut résister à la molle décadence ici ou à l'affaissement brutal là.
Il faut tenir. En ne comptant que sur nous-mêmes. La cavalerie de John Ford ne viendra pas à notre secours.