La désunion nationale
Justice au singulier - philippe.bilger, 29/11/2013
Comment oser parler de désunion nationale quand le parisianisme politique, artistique et médiatique a montré sa force et sa solidarité, le 27 novembre, en réservant, contre le racisme, un accueil triomphal à Christiane Taubira et qu'il s'apprête à faire de même le 2 décembre avec en plus la présence de la compagne du président de la République, sans omettre un grand défilé le 30 (Le Figaro, le Parisien, Libération, Le Monde, 20 minutes) ?
Cette manière de cultiver une incandescence artificielle, quand la dénonciation a été faite, et bien faite, pour les attaques odieuses dont le garde des Sceaux a été victime à trois reprises, souffle sur le mal dont on réclame la disparition et plonge la France du quotidien, de la pauvreté et de l'angoisse, la France qui aurait besoin d'une politique pénale et d'un ministre, dans un état de stupéfaction accablée ou indignée.
Ces moments d'unité conjoncturels sont sans doute les seuls que notre pays s'octroie - ceux que l'humanisme chic organise avec, à rebours, par intermittences, les immenses vagues de la protestation sociale.
Mais aucune véritable aspiration en France à l'union nationale. Pourtant on l'évoque sans cesse comme un rêve ou une lubie. Parfois on a des politiques, pas toujours les moins lucides, qui suggèrent qu'on fasse échapper certains sujets aux polémiques partisanes pour favoriser un consensus démocratique. Ils savent bien qu'une telle évocation fait bien dans le décor républicain mais n'y croient pas eux-mêmes une seconde.
La France aime trop la politique dans ce qu'elle a d'outrancier et de guerrier - des luttes personnelles, des anecdotes intimes aux problèmes de fond. La meilleure preuve en est que notre pays ne se démobilise jamais tranquillement, il ne désinvestit pas l'appétence pour la chose publique et ne se retire pas sur le bord de la route sans le faire remarquer brutalement. La politique est une drogue et le refus, voire la haine de la politique, une autre. La sérénité n'est nulle part et on aime trop passionnément nos divergences pour nous priver de la volupté de les exprimer même quand la concorde, ici ou là, ne serait pas une trahison. S'accorder, ce serait une honte ! On préfère avoir tort tout seul que raison avec presque tous.
A quoi cela sert-il de mentionner, à chaque élection en Allemagne, l'exemple de leur grande coalition comme celle qu'enfin Angela Merkel est parvenue à établir avec les socialistes, en cherchant à donner mauvaise conscience à ces responsables politiques français incapables de s'entendre et de briser les frontières artificielles qui les enserrent avec délice ?
Les joutes, les disputes, les affrontements, les antagonismes fondés ou non, les querelles qu'on adore au point de leur chercher une cause quand elles sont pratiquement à bout de souffle, la volonté de revendication, le poison de l'envie, la frénésie de la justice et de l'égalité, le souci de ne rien concéder par peur de voir questionnée sa virilité politique ou syndicale, la hantise des coups fourrés même quand la surface est limpide, la présomption de mauvaise foi à l'encontre de l'Etat et de tout contradicteur, l'obsession de nourrir en permanence, dans la paix publique, mille guerres civiles qui rassurent sur notre mauvaise entente - tout, en France, vient répudier une forme de rationalité allemande où on pèse intérêts et avantages, risques et gains, avancées et reculs, compromis et défaites. On sait là-bas qu'on ne gagne jamais totalement et qu'on ne perdra pas tout.
La France veut tout, tout de suite. Pas question de céder un pouce de terrain, de démocratie. Les Français sont les combattants héroïques d'une bataille qu'ils s'inventent et se livrent à eux-mêmes. Non pas qu'il n'y ait pas de vraies causes sociales, économiques et politiques qui, en dehors d'un inconcevable unanimisme, soient de nature à susciter de légitimes oppositions ou des dialogues musclés mais ceux-ci n'imposent pas, sauf par perversion de l'esprit public, la fureur et l'extrémisme, le tout ou rien, le contraire d'une intelligente négociation.
Constater sur les réseaux sociaux les contradictions jouissives et picrocholines dont certains s'enivrent - contemplant sans jamais se lasser le doigt plutôt que la lune - fait comprendre sur un plan modeste à quel degré, au fond de beaucoup, l'idée compte peu mais celui qui la formule. On a moins envie de contredire celle-là que de tuer celui-ci.
Face à cette irrésistible propension à la désunion nationale, on objecte le goût des Français pour les périodes de cohabitation. Mais ces dernières sont aux antipodes d'une authentique union nationale. La guerre continue plus que jamais, sur un mode plus subtil, plus feutré, plus ralenti. L'un fait mine de ne pas bouger et il avance et l'autre de respecter mais il détruit. Le président et le Premier ministre font pouvoir à part, c'est tout.
Devant un tel constat, on admet que certains - ceux qui n'ont pas à s'affronter à la dureté de la vie - éprouvent le besoin d'organiser, entre eux, de bonnes petites manifestations sur des thèmes récusés par personne et dans une France qui a d'autres priorités à fouetter, d'autres maux à endurer.
L'accueil triomphal à Christiane Taubira va certainement faire du bien au pays, le consoler !