Zyed et Bouna : le policier, le danger et la connaissance du danger
Chroniques judiciaires - Pascale Robert-Diard, 18/03/2015
Il arrive, ce moment tant redouté par le policier Sébastien Gaillemin. Dans la salle d’audience du tribunal correctionnel de Rennes, c’est sa voix que l’on entend sur la bande des enregistrements de la police. L’UPP 833 Alpha, son identifiant radio, vient d’arriver en renfort de ses collègues d’une unité de la BAC, qui poursuivent depuis cinq minutes une bande d’adolescents, dont la présence a été signalée près d’un cabanon de chantier par un employé du funérarium voisin. L’un d’eux a déjà été interpellé, les autres courent, « ils sont au moins six sur le chemin des Postes », annonce l’un des policiers de la BAC. Sébastien Gaillemin intervient sur la fréquence, à 17 h 35. « On vient d’avoir l’info comme quoi il y aurait des jeunes qui courent au niveau du cimetière de Clichy qui donne derrière le terrain vague, on est sur place, rapprochez du monde ».
Avec sa coéquipière, ils garent leur véhicule sérigraphié, entrent dans le cimetière, entendent le crissement de feuilles mortes, s’accroupissent derrière une tombe, se redressent. « Les deux individus sont localisés et sont en train d’enjamber pour aller sur le site EDF » dit UPP 833. Au centre opérationnel où elle assure le standard, la stagiaire Stéphanie Klein lui demande de « réitérer » son message. Sébastien Gaillemin répète : « J’pense qu’ils sont en train de s’introduire sur le site EDF, faudrait ramener du monde qu’on puisse cerner un peu le quartier, ils vont bien ressortir ». Vingt-six secondes plus tard, il dit encore : « En même temps, s’ils rentrent dans le site, je donne pas cher de leur peau ».
Trois phrases terribles sur lesquelles il a été interrogé à sept ou huit reprises pendant l’enquête mais qu’il voit tomber, pour la première fois en direct, sur les visages muets des familles des victimes. Trois phrases sur lesquelles les juges d’instruction se sont appuyés pour justifier le renvoi de Sébastien Gaillemin et de sa collègue du standard Stéphanie Klein devant le tribunal correctionnel, sous le chef de « non-assistance à personne en danger ».
Debout face au tribunal, le policier Gaillemin essuie la sueur qui mouille la paume de ses mains en les frottant sur ses cuisses. « C’est maladroit, très maladroit, souffle-t-il. Je comprends qu’elles aient pu heurter les parties civiles. Mais à cet instant, il y a plusieurs directions de fuite possibles pour les jeunes. Leur introduction sur le site EDF n’est pour moi que l’expression d’une hypothèse. Je n’ai aucune certitude. Je ne comprends pas comment on peut penser que si j’avais eu une certitude, j’aurais pu… » Sa voix s’assourdit et se tait, le président Nicolas Léger laisse passer l’émotion de l’instant, puis reprend la parole : « Aviez-vous une conscience claire que ces jeunes couraient un danger mortel ? - Non ! » répond le prévenu, qui craque à nouveau. Me Jean-Pierre Mignard, l’avocat des parties civiles, se lève : « Je comprends l’émotion du policier, je veux juste dire que les familles pleurent depuis dix ans. »
Il poursuit : « De tous les policiers qui sont sur les lieux, vous êtes celui qui exprime le plus de clairvoyance sur la dangerosité du site. Or, vous n’avez aucune réaction proportionnée à cette connaissance aiguë du risque. » Chacun des mots de l’avocat est ciselé pour entrer dans la définition de l’incrimination reprochée au prévenu. Pour qu’elle soit retenue, celui-ci doit « s’abstenir volontairement de prévenir un péril grave et imminent » dont il a une « réelle » connaissance. La tension est à son comble, chacun sent que c’est dans ce moment que se joue l’issue du procès, la condamnation ou la relaxe de Sébastien Gaillemin. « Quand vous les voyez franchir le mur, pourquoi ne pas les avoir hélés ? - Dans le 93, il n’y a pas beaucoup de jeunes qui s’arrêtent quand on crie : ’Police ! arrêtez-vous !’ », répond le prévenu. Il ajoute : « Je tiens à dire que j’appartenais alors à la police de proximité, je ne suis pas un chasseur, ni un chien fou. Si je reste à ce moment-là dans une logique d’interpellation, c’est bien que j’ai la certitude qu’ils ne sont pas en danger. » Le président lui tend une perche que le prévenu saisit : « Connaissiez-vous l’existence de la réactance sur le site ? - Non », répond-il, en rappelant que ce lieu n’est pas sur son secteur.
Minute par minute, presque seconde par seconde, Nicolas Léger reprend alors chaque phase de l’opération policière. Sur l’écran géant installé derrière le tribunal, défilent les photos de la reconstitution. Le départ de Sébastien Gaillemin et de sa collègue à pied - « pédestrement » dit le procès-verbal policier - pour longer le bas du cimetière en s’attardant devant le petit bois qui le sépare du premier mur, celui qu’il a vu escaladé par les jeunes et qui n’est pas - la précision est d’importance - le mur d’enceinte du site EDF, distant de quelques mètres. La poursuite de leur marche jusqu’à l’entrée principale du site EDF. La poubelle d’un pavillon voisin sur laquelle Sébastien Gaillemin se hisse pour voir s’il aperçoit des silhouettes au-delà de l’enceinte. « Je ne vois rien. Pour moi, une fois que j’ai effectué les vérifications visuelles, tout danger est écarté », indique-t-il.
Avec sa collègue, il refait alors le chemin en sens inverse jusqu’au cimetière. D’un geste du doigt, elle lui désigne soudain un jeune, tapi derrière une tombe, il l’interpelle. Son copain, qui se cachait à côté, tente de s’échapper, Sébastien Gaillemin l’arrête aussi et l’annonce à la radio. Le total des interpellations s’élève alors à six. « Saviez-vous qu’il en manquait trois ? demande le président. - Non. Pour moi, à ce moment-là, l’opération est terminée. »
Sur le site EDF, trois adolescents viennent d’escalader le mur du transformateur. Un message du central policier tombe sur les ondes de la radio. « Il nous faudrait des effectifs à… (suit le nom d’une adresse). - Quel genre de différend ? - Un différend familial avec un fils alcoolisé apparemment…- Reçu. » À Clichy, ce 27 octobre 2005, la routine policière, pour quelques minutes encore.