Affaire Lambert : un arrêt de mort miséricordieux ?
Justice au singulier - philippe.bilger, 22/06/2014
Le 24 juin, les 17 juges de l'assemblée du contentieux du Conseil d'Etat rendront leur décision sur le maintien en vie ou la mort de Vincent Lambert.
Le rapporteur public Rémi Keller, pour cette affaire hors du commun selon ses propres termes, a préconisé dans ses conclusions un arrêt des traitements et donc la mort de Vincent Lambert, contre le jugement du tribunal administratif de Châlons-en-Champagne qui avait ordonné, au contraire, leur maintien.
J'entends bien que le rapporteur public a souligné que "le traitement dont il bénéficie n'a pas d'autre effet que de le maintenir artificiellement en vie, emmuré dans sa nuit de solitude et d'inconscience" (Le Monde, Le Parisien, Le Figaro).
Pour ce tétraplégique de 39 ans en état végétatif chronique, il conviendrait donc de mettre fin à ce qui, selon le sens commun et la majorité des avis médicaux, ne serait plus une vie digne de ce nom.
On comprend bien pourquoi, au-delà de l'analyse technique et juridique, Rémi Keller s'est attaché à décharger les juges de toute mauvaise conscience dans le cas où ils valideraient et suivraient son point de vue et à exprimer aux parents de Vincent Lambert sa compréhension et sa compassion dans la mesure même où il s'est opposé à leur désir de voir sauvegardée, même dans ces conditions, l'existence de leur fils.
Cette gêne, ce malaise perceptible du rapporteur public ne sont-ils pas ceux du citoyen ayant appris que d'une certaine manière certes honorable et légitime et à des fins admissibles, cet éminent représentant de la justice administrative avait tout de même "requis" la peine de mort de Vincent Lambert ?
Les subtilités, pour tenter de dissimuler la nudité brutale de cette conclusion sous une apparence faisant de l'arrêt des traitements une mesure de salubrité humanitaire et médicale, comme s'il s'agissait d'un simple débranchement technique, ne sont pas très convaincantes et révèlent que, quoi qu'on en ait, il est dérangeant devant un souffle de vie prolongé, même réduit à sa plus simple expression, de souhaiter sa fin. On met son intelligence et son savoir au service de l'adieu quand tout, au contraire, les prédispose à la lumière.
Sans tomber dans le grandiloquent, au-delà de la problématique qui passionne et excite les spécialistes de la fin de vie, j'éprouve comme un effroi devant ce qu'avec la meilleure volonté du monde, le droit et la pitié mêlés pourraient avoir comme conséquences négatives. Si, par exemple la porte de cette affaire Lambert ouverte, on ne savait plus la refermer et si on abusait d'une forme de compassion qui trouverait toujours de quoi se justifier sur le plan médical, et trop prompte à l'irréversible ?
Surtout j'avoue que, face à un aussi tragique dilemme que celui mettant aux prises les parents de Vincent avec son épouse, son neveu et une partie de ses frères et soeurs, il me semble que précisément la solution serait de trancher non pas en faveur de l'abolition mais, aussi terriblement limitée qu'elle soit, pour la vie. Sur les plateaux de la balance, ne serait-il pas prudent, dès lors qu'une contestation profonde oppose la famille et les proches de l'être dont le sort est en suspens, de privilégier l'attentisme sur l'un au détriment de l'irrémédiable sur l'autre au nom de ce double constat : la dispute est le signe éclatant de l'interrogation et de la difficulté d'y répondre et, s'il le faut, comment opter pour la cause qui, au moins superficiellement, est la moins conforme à nos principes, la plus transgressive ?
Impossible de réagir autrement que sur la pointe de l'esprit et du coeur en n'étant sûr de rien et en n'enviant pas les juges qui dans très peu de temps devront donner raison à ceux qui veulent maintenir coûte que coûte Vincent Lambert parmi nous - végétatif peut-être mais présent, insensible mais source chaude, encore, d'émotion et de tendresse - ou à ceux qui ne supportent plus de le voir, de le savoir ainsi.
Sans mauvaise foi d'un côté ou de l'autre, les uns pensent à eux d'abord, les autres à lui essentiellement.
Le 24 juin, s'il y a un arrêt de mort miséricordieux, la joie ne sera nulle part.