Le grand retour de la Russie
Actualités du droit - Gilles Devers, 10/09/2013
Le 15 février 1989, après dix ans d’occupation militaire et de guerre, l’armée d’URSS se retirait d’Afghanistan, laissant la place à l’armée régulière afghane, cédant devant un front de combattants soutenus par l’Arabie Saoudite, le Pakistan et les Etats-Unis. Parmi ces combattants, des volontaires arabes, avec le rôle proéminent d’Oussama ben Laden, recruté et financé par celui qui était le chef des services de renseignements saoudiens de 1977 à 2001, le Prince Turki al-Fayçal. Après quelques années sur des postes en repli, il vient d’être nommé ambassadeur d’Arabie Saoudite à Washington.
Quelques mois plus tard, le 9 novembre 1989, c’était la chute du mur de Berlin. L’Allemagne retrouvait son unité, ouvrant la phase accélérée de dislocation du bloc de l’Est, et le 26 décembre 1991, l'Union soviétique était officiellement éclatée en quinze États indépendants, dont la Fédération de Russie. La Russie était éreintée, avec une armée et une économie chancelante. Poutine, un boss du KGB, maire de Saint-Pétersbourg, devenu un proche conseiller de Boris Eltsine, lui a succédé en 1999, pour devenir président de la Fédération de Russie, bien décidé à rendre sa puissance et sa gloire à la grande patrie.
S’est ouverte une période de suprématie US, que ni la Chine, ni la Russie ne pouvaient contenir. Grand vainqueur, les Etats-Unis ont renforcé comme jamais leur empire économique, avec toujours le même mode : une intox pour démontrer qu’un pays souffre trop de violations du droit, une intervention militaire, et ensuite la mainmise économique. L’ambassade US à Bagdad, c’est plus de 1 000 agents déclarés… Pour finir de miner les Etats, des sous-traitants, camouflés en ONG mais financées sur fonds publics, ont inventé « le devoir d’assistance humanitaire », qui permettait de décréter, caméras à l’appui, qu’ici ou là existaient une situation intolérable, et pour y mettre bon ordre, on engageait une petite guéguerre pour le bien des peuples. Le prétexte aux Etats occidentaux pour choisir leurs cibles.
Ce droit de l’hommisme à sens unique, qui en vient à salir la notion même de droit humanitaire, a excèdé les Etats, et en 2005, l’Assemblée générale de l’ONU s’est ressaisie de la question, et a mis en place le régime complexe dit de la responsabilité de protéger. On garde l’idée que si des populations civiles sont menacées une intervention extérieure est possible, mais pour respecter la souveraineté des Etats et mettre fin aux manips des ONG frelatées, ce sera l’ONU qui pilotera.
La première mise en application de ce programme est venue à propos de la Libye, mais ce sera un désastre. Le contexte était un soulèvement de la population de l’Est de la Libye, autour de Benghazi. Les armes ont vite été là, et Kadhafi a engagé l’armée pour rétablir l’ordre. Les pires informations circulaient sur un écrasement prochain de Benghazi, et le 17 mars 2011, le Conseil de sécurité a adopté la résolution 1973 qui autorisait un ensemble de mesures propres à tenir les abus de l’armée, et notamment en instant une zone d’exclusion aérienne. Mais il n’était prévu aucune intervention au sol, et encore moins le renversement du régime.Vitaly Churkin, le représentant de la Russie, avait mis en garde sur la nécessité d’une interprétation stricte du texte, et sous cette réserve, la Russie avait le jeu, et s’était abstenue. Or, ce sera ensuite d’abus en abus : envoi de conseillers, de troupes, d’armes et ce jusqu’à obtenir le départ de Kadhafi, le 23 août 2011. Le régime de la responsabilité de protéger a été bafoué et la Russie s’est faite gruger. L’interventionnisme occidental a gagné, financé par un allié sans scrupule : le Qatar, qui rêvait de devenir le gérant de nouveau monde arabe. Le pays est meurtri. Sur une population de 6 milliards, deux milliards de Libyens sont réfugiés et refusent de rentrer au pays, leur sécurité n’étant pas assurée. Le pays est morcelé, et les trafics d’armes vont pourrir tous le nord de l’Afrique pendant des décennies. Les US assurent le contrôle des enjeux économiques. Les Russes sont furieux. On ne les y reprendra pas. le forçage de la résolution 1973 a été le tournant majeur.
Avec le même calendrier, ont commencé les troubles en Syrie, partant de Deraa et Homs, en mars 2011. Sur le papier, tout devrait suivre : un pouvoir dominé par la minorité alaouite, un régime est loin des vertus démocratiques, le Qatar finance, et la sympathique Arabie Saoudite offre ses bonnes volontés… tous les soutiens occidentaux étaient au rendez-vous, heureux de dessouder de régime trop proche de l’Iran.
Sauf que tout avait changé, car la Russie était décidée à mettre fin à ces guerres de déstabilisation, à rompre avec cette diplomatie des droits de l’homme qui vise uniquement à renforcer la mainmise occidentale.
La vie internationale se construit à partir des Etats, qui sont le cadre intangible de l’exercice de la souveraineté des peuples. Juridiquement, tous les Etats sont égaux, et tous ont un droit égal à défendre leur souveraineté. La notion d’Etat-leader, s’auto-missionnant pour conduire des expéditions punitives contre ses proies, cela n’a aucun contenu juridique, à part la qualification de crime d’agression. Ce sont vingt ans de gabegies impérialistes, planquée sous l’arnaque du droit d’ingérence, qui prennent fin sous nos yeux avec l’affaire de Syrie.
Le propre du droit est d’être un langage commun, et la règle que votre ennemi vous oppose sera demain votre secours. Or, tous les peuples ont droit au respect de leur souveraineté. La diplomatie retrouve alors tout son espace, loin de l’exploitation du spectaculaire. Il s’agit de renouer avec les analyses géostratégiques, qui reposent sur l’histoire des peuples, la connaissance des cultures, l’analyse des grands flux d’échanges, l’appréciation des zones d’influences, toutes notions qui sont le cadre de la paix.
Dans ce mouvement de retour à la diplomatie, la Russie est forte. Économiquement le pays est en forme, assis sur la rente de l’exploitation du gaz. Elle est forte aussi de la faiblesse des Etats-Unis et leurs alliés, qui ont trop menti et en ont trop fait, leur volonté d’affaiblir les Etats se retournant contre eux : Afghanistan, Irak, Egypte, Palestine… La marque étatsunienne est celle du désastre.
La Russie, qui supporte l’Iran sans beaucoup l’apprécier, va vite se retrouver face aux saoudiens, si actifs pour manipuler les djihadistes ces vingt dernières. La Russie est particulièrement sensible à la défense de la souveraineté, car elle sait qu’une victoire des groupes religieux contre les régimes aurait l’effet d’un détonateur dans le Nord-Caucase, où la question tchétchène, réprimée dans la violence, peut très vite revenir d’actualité. Le Prince Bandar Ben Sultan, l’actuel responsable des services secrets saoudien, était venu il y a un mois voir Poutine, pour lui proposer un deal sur la Syrie contre la tranquillité lors des Jeux de Sotchi. Il est reparti une main devant, une main derrière…
Avec leur « ligne rouge » et leurs diatribes guerrières à propos de faits dont ils ne savent rien, les leaders du groupe occidental sont en chute libre. Les pays européens ont dit non, comme la très majorité des Etats. La Grande-Bretagne a cassé sa ligne politique. La France s’excite devant les micros, mais elle est incapable de la moindre prise sur les événements Les Etats-Unis, marqués par les aventures en Irak ou en Afghanistan, calent. Le recul occidental va être vécu comme une trahison par les rebelles syriens.
Devant des adversaires désarçonnés, Poutine a soudain beaucoup de cartes en main.