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A l'écoute de Montaigne

Justice au singulier - philippe.bilger, 12/08/2013

Etre à l'écoute de Montaigne vaut bien une parole tout entière.

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Antoine Compagnon a écrit "Un été avec Montaigne" et ce petit livre d'un grand esprit a connu un incroyable succès.

L'étonnant est qu'on s'en étonne.

Montaigne fait partie de ces génies miraculeux qui défient le temps, rocs immenses au milieu de la mobilité, repères au sein des contingences et des fluctuations, éternités dans le fil contrasté des siècles. Comme, par exemple, Molière, Montaigne propose "une éthique de vie qui n'a pas pris une ride" et surtout, avec légèreté, sans appuyer ni enseigner, presque sans y penser, offre des réflexions, des fulgurances, des paradoxes éclairants et des banalités passées au gril de son esprit qui éclaboussent par leur modernité et leur actualité ceux qui les lisent et s'en imprègnent (Le Figaro).

Voir jouer L'école des femmes ou Le Misanthrope, ce n'est pas s'émerveiller rétrospectivement mais se projeter tant l'avenir, avec ce sentiment qu'aucune dimension de l'humanité et de la vérité n'a échappé à Molière, ne représentera jamais une menace mais toujours, au contraire, une confirmation.

Les Essais sont composés de pages qui, datant pourtant du 16ème siècle, appellent une approbation sans réserve aujourd'hui, comme celles de Marcel Proust au 20ème, parce que, tout simplement, les unes et les autres nous obligent à nous considérer et à admettre que nous sommes au coeur de ces oeuvres. Leur matière, leur substance, leur sujet.

J'aimerais faire un sort à une profondeur de Montaigne à laquelle je suis doublement sensible : "la parole est moitié à celui qui parle, moitié à celui qui l'écoute".

Si j'ai toujours mesuré le poids de la parole et l'emprise qu'elle permettait dans le cercle privé ou l'univers professionnel, longtemps j'ai sous-estimé le silence, l'écoute et cette attention vigilante sans laquelle il ne peut pas y avoir véritablement de propos construit, convaincant. Grâce à mon épouse qui, passionnée pourtant par le langage et l'oralité, a su me faire prendre conscience, parce qu'elle maîtrisait au plus haut point cet art et cette disponibilité, de l'importance de l'accueil par l'autre des mots de l'un, de la richesse d'un regard, d'une attitude et d'une intelligence obstinément altruistes au point qu'il serait honnête de les créditer, pour moitié au moins, de la valeur de l'expression qu'ils attiraient, comme l'aimant la limaille.

Depuis, sans tomber dans une caricature où on serait contraint de ne jamais interrompre inepties ou radotages, je ne supporte plus ces faux dialogues, ces mêlées confuses où on ne se parle pas mais où on crie ensemble, cette anticipation permanente qui fait qu'on devance l'autre dans ce qu'il va dire et qu'on est déjà repassé à soi, cette inaptitude grave au quotidien à ne pas savoir s'effacer une seconde pour laisser la place à autrui, cette destruction du bonheur de la conversation qui impose écoute et répliques alors que, le plus souvent, on n'a plus que monologues ou conférences.

Dans l'Institut de la parole que j'ai créé, j'ai évidemment formalisé - j'aurais pu mettre en exergue cette intuition sans âge de Montaigne, tant elle résume à elle seule tout ce qu'il faut savoir de la parole, de sa technique et de sa force - ce rôle capital de l'auditeur, de l'interlocuteur, de la salle, de l'assemblée, de ces yeux multiples, lumières, balises, donnant l'impression, comme les oreilles et avec autant intensité qu'elles, de percevoir, de ne rien manquer, d'inspirer. La parole est une co-création.

Comme je suis saisi par une émotion rare devant cette manifestation d'un génie ayant découvert avec une justesse inouïe ce qui probablement est encore discuté, contesté par certains aujourd'hui !

Etre à l'écoute de Montaigne vaut bien une parole tout entière.


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