Ce que le Monopoly peut nous apprendre sur les biens communs
:: S.I.Lex :: - calimaq, 28/07/2013
A la fin de la semaine, la rumeur a couru qu’Hasbro avait l’intention de supprimer la case prison du célèbre Monopoly, afin de diminuer la durée des parties. La nouvelle a suscité une certaine émotion chez les aficionados du jeu, avant que l’éditeur ne publie un démenti. L’objet du présent billet n’est pas d’épiloguer sur cet épisode, mais à cette occasion, il se trouve que j’ai rebondi d’articles en articles sur les pages Wikipedia parlant du Monopoly. On y apprend des choses assez fascinantes sur les origines de ce jeu, notamment du point de vue de la propriété intellectuelle.
L’Histoire du Monopoly a quelque chose d’important à nous dire à propos des biens communs, sur la manière dont ils peuvent naître, mais aussi disparaître.
Le Monopoly, un serious game sur les biens communs ?
Le Monopoly a en effet l’image du jeu capitaliste par excellence, où l’on joue avec de l’argent pour se livrer à de la spéculation immobilière, dans l’objectif de pousser ses adversaires à la banqueroute. Mais il faut savoir qu’à l’origine, le Monopoly est dérivé d’un jeu plus ancien, dont le but était de montrer les effets sociaux négatifs de l’appropriation des terres et du système de rente qui l’accompagne.
C’est en 1903 qu’une américaine du nom de Elizabeth (Lizzie) J. Magie Phillips a l’idée de passer par un jeu – le Landlord’s Game – pour mieux faire comprendre les théories de l’économiste Henry George. Celui-ci, à l’origine d’un mouvement appelé le Georgisme, estimait que s’il existe bien une propriété sur ce que les hommes créent par eux-mêmes, il n’en est pas de même pour les objets naturels, et notamment les terres, qui devraient appartenir à tous. Pour compenser les effets négatifs sur le plan social du monopole exercé par les propriétaires fonciers, il prônait la mise en place d’une land value tax, afin de partager la rente au sein de la société.
L’article de la Wikipedia en anglais, consacré à Henry George, est intéressant à citer (je traduis) :
Henry George est connu pour avoir défendu l’idée que l’économie de la rente foncière devait être partagée au sein de la société plutôt que faire l’objet d’une appropriation privée. On peut trouver l’expression la plus claire de ce point de vue dans l’ouvrage Progrès et Pauvreté : "Nous devons faire des terres une propriété commune". En taxant la valeur des terres, la société serait en mesure de se réapproprier son héritage commun et d’éliminer le besoin d’instaurer des taxes sur l’activité productive [...]
Plusieurs environnementalistes, comme Bolton Hall ou Ralph Borsodi, ont repris cette idée que la Terre doit être considérée comme une propriété commune de l’Humanité. Le Parti Vert américain a repris dans son programme l’idée d’une taxe écologique, incluant une taxation de la valeur des terres et des taxes ou des amendes sur les activités polluantes [...].
Ces conceptions font écho à certains éléments de la théorie des communs, et notamment à l’épisode du mouvement des enclosures, qui vit les seigneurs anglais du XIIIème au XVIIème siècle, démanteler progressivement les droits d’usage dont bénéficier les populations pour certains champs ou forêts. Ce "drame historique" originel est fondateur de la pensée des biens communs et il est toujours présent aujourd’hui au sein de ceux qui réclament la récupération des biens communs de la nature, notamment pour lutter contre la crise environnementale.
Il n’est donc pas abusif de dire que le Landlord’s Game de Lizzie L. Maggie Phillips était une sorte de serious game avant l’heure, destiné à faciliter la compréhension d’une théorie proche de l’esprit des Biens Communs ! Il n’en reste pas moins que Lizzie choisit de déposer un brevet sur création, qui lui fut accordé en 1904, et elle chercha sans succès à placer le jeu chez un éditeur pour le faire diffuser. Du point de vue de la propriété intellectuelle, elle s’est donc placée du côté de l’appropriation privée et vous allez voir que ce ne sera pas sans conséquence sur la destinée du jeu !
L’histoire d’un jeu "volé"
En effet, si aucun éditeur ne fut intéressé par le jeu, jugé trop complexe, il commença néanmoins à se répandre aux Etats-Unis, à partir de versions artisanales fabriquées par Lizzie Maggie. Au cours de ce processus de dissémination, de nombreuses personnes apportèrent des modifications et des améliorations successives au jeu. Une version notamment, appelée The Fascinating Game Of Finance, commença à devenir populaire dans certaines universités (dont le MIT). Au début des années 30, un certain Charles Todd rencontra à Atlantic City une personne dénommée Charles Darrow, à qui il apprit ce jeu. La crise de 29 sévissait alors et Charles Darrow, qui cherchait à rebondir après avoir perdu son emploi, décida de perfectionner le jeu et d’essayer de le caser chez un éditeur. Aidé par sa famille et un dessinateur qu’il embaucha, il apporta de nouvelles modifications, notamment sur le graphisme des cases, et finit par déposer un copyright sur le tout en 1933.
Il tenta sa chance auprès de l’éditeur de jeux Parker Brothers, mais il essuya lui aussi un refus, le jeu étant toujours jugé trop compliqué. Il décida alors de le publier lui-même de manière artisanale et le jeu rencontra rapidement un tel succès que Parker Brothers se mit à reconsidérer son point de vue. Les deux parties firent affaire et Charles Darrow déposa un brevet en 1935, que l’éditeur acquit afin de pouvoir diffuser le jeu sous le titre de Monopoly.
Par la suite, le jeu connut le destin que l’on sait, mais Charles Darrow prit le soin de se présenter comme le créateur unique du jeu, en gommant soigneusement les apports de ses prédécesseurs et en particulier ceux de Lizzie Maggie. Le message originel du Landlord’s Game, et ses critiques du monopole sur les propriétés foncières, fut maquillé et oublié, jusqu’à ce qu’il ne reste plus que cette simulation cynique de spéculation immobilière que nous connaissons.
Lizzie Maggie protesta cependant en 1936, par le biais d’un article paru dans la presse, en rappelant la filiation du Monopoly avec son propre jeu. Parker Brothers choisit alors de sécuriser ses arrières en achetant les droits sur le Landlord’s Game à Lizzie Maggie pour 500 dollars, avec l’engagement qu’il diffuserait son jeu, mais sans prévoir de royalties dans le contrat, ce qui signifie que Lizzie renoncerait à exercer son copyright. La Wikipedia française indique que Lizzie Maggie a peut-être renoncé volontairement à ses droits sur le jeu pour en assurer une meilleure diffusion :
En 1931, Charles Darrow, chômeur, découvre le jeu grâce à des voisins. Il crée alors un jeu très proche et le propose à Parker Brothers, qui le refuse notamment parce qu’il était trop complexe. Charles Darrow commercialise alors le jeu par ses propres moyens et obtient un succès tel qu’en 1935, Parker Brothers lui achète les droits du jeu. La firme rachète ensuite les droits originaux à Elizabeth Magie en 1936 ; celle-ci les cède à bas prix, sans droits d’auteur : elle n’est pas intéressée par l’argent mais veut la diffusion du message du jeu.
Toujours est-il que Parker Brothers diffusa confidentiellement le Landlord’s Game, alors qu’il tira le Monopoly à des dizaines de milliers d’exemplaires. Il prit également le soin de racheter les brevets déposés sur d’autres versions du jeu, comme The Fascinating Game of Finance, afin de se protéger au maximum. Dans le même temps, Charles Darrow fut mis systématiquement en avant afin d’accréditer la thèse d’un créateur unique. Parker Brothers réussit donc, par une sorte de mise en abîme, par recréer un monopole de propriété intellectuelle sur le jeu, alors qu’il était largement le fruit d’un processus de création collective. La stratégie était payante, puisque Darrow – premier créateur de jeu à être devenu millionnaire – étant décédé en 1967, le Monopoly restera protégé jusqu’en… 2038 !
Monopoly vs Anti-Monopoly
Néanmoins, la "supercherie" de Darrow finit par être révélée, à l’occasion d’une affaire en justice retentissante, qui a éclaté en 1973 et ne s’est achevée qu’en 1985. Ralph Anspach, professeur d’économie, avait décidé de créer un Anti-Monopoly, car il trouvait que le Monopoly donnait une image trop positive des monopoles (notez que cette impression vient du fait que Darrow a modifié l’esprit initial du Landlord’s Game de Lizzie Maggie). Mais Parker Brothers a estimé qu’il y avait là violation de la marque qu’il détenait sur le Monopoly. Il s’en est suivi un véritable pugilat judiciaire au cours duquel Anspach pour se défendre a mis à jour les origines du Monopoly et les nombreux emprunts de Darrow à des versions antérieures.
Anspach choisit alors un angle de défense particulièrement intéressant. Il soutint en effet que le Monopoly du fait de l’appropriation collective dont il avait fait l’objet jusqu’aux années 30 était en fait dans le domaine public avant que Parker Brothers n’en acquière les droits. Et la justice lui donna dans un premier temps raison, en considérant qu’il y a avait bien eu "dilution" de la marque Monopoly sur laquelle Parker Brothers ne pouvait revendiquer d’exclusivité. Mais la société réagit en menant une campagne de lobbying forcenée qui conduisit le Congrès à modifier la loi sur le droit des marques aux Etats-Unis pour empêcher que le Monopoly ne tombe dans le domaine public.
Finalement, l’affaire se régla au bout de plus de 10 années de litiges en 1985, par un arrangement, en vertu duquel Parker Brothers conserva sa marque et Anspach obtint des dédommagements et une licence pour commercialiser l’Anti-Monopoly. Au cours du procès cependant, il fut révélé que Darrow avait servilement copié certains éléments du jeu, allant jusqu’à reproduire des fautes d’orthographe commises par Charles Todd, son voisin qui lui avait montré la première fois comment jouer à partir d’une version de son cru…
Et si le Monopoly avait été publié sous Copyleft ?
Au final, cette histoire est édifiante, dans la mesure où elle montre combien il est difficile de constituer une chose en bien commun, qui ne puisse plus faire l’objet appropriation exclusive. La volonté de Lizzie Maggie semblait bien à l’origine de faire en sorte que son jeu se diffuse le plus largement possible afin de répandre ses idées. Mais en renonçant à ses droits au bénéfice de Parker Brothers, elle leur a permis en réalité d’enclencher un processus de réappropriation de sa création, avec au final un détournement majeur du sens qu’elle voulait lui donner. Le comportement de Charles Darrow montre aussi la fragilité de ces créations collectives, nées dans la Vallée du Folklore, qui peuvent toujours basculer sous la coupe d’un seul, se faisant passer pour le démiurge l’ayant inventé.
Cette histoire rappelle aussi le destin de la nouvelle "L’homme qui plantait des arbres" de Jean Giono, sur laquelle il ne réclama pas de droits sa vie durant afin qu’elle se diffuse, mais qui a terminé copyrightée chez Gallimard après la mort de l’auteur.
En réalité, si nous transposions cette histoire à notre époque, Lizzie Maggie aurait eu le moyen d’accomplir son dessein en se prévenant de ces risques. Au lieu de déposer un brevet sur sa création, elle aurait pu la publier sous licence Creative Commons CC-BY-SA. En la faisant connaître sur Internet, elle aurait évité d’avoir à passer par un intermédiaire de type d’éditeur, avec de forts risques d’accaparement des droits. Le Landlord’s Game aurait pu faire l’objet d’un processus d’appropriation et d’amélioration collectives, à la différence qu’à la manière d’un logiciel libre, toutes les versions dérivées auraient dû rester sous CC-BY-SA, en vertu de la clause de partage à l’identique.
Sa création serait restée ainsi libre et elle n’aurait pas connu cette "dégénérescence" sous la forme du Monopoly… Voilà donc ce que nous apprend le Monopoly sur les biens communs : l’importance fondamentale des mécanismes prévenant la réappropriation exclusive et notamment des clauses Copyleft de partage à l’identique.
Revanche du Landlord’s Game ?
Mais l’histoire n’est pas encore entièrement finie et le Landlord’s Game aura peut-être un jour sa revanche sur le Monopoly. En effet, il y a quelques mois, des défenseurs du revenu de base et de la monnaie libre ont "hacké" les règles du jeu pour le transformer en "Monopoly relativiste". L’idée consiste à distribuer aux joueurs un revenu de base, afin de leur permettre d’assimiler cette notion et son impact sur les échanges économiques.
On revient donc ici à l’esprit même du Landlord’s Game et nul doute que Lizzie Maggie aurait apprécié ce pied-de-nez ! D’autant plus que le revenu de base a plus d’un lien avec la théorie des biens communs, ce que j’ai déjà eu l’occasion d’évoquer ici. Le revenu de base peut en effet être justifié par le fait que nous disposons d’une propriété commune sur le capital culturel, scientifique et technique que nous ont légué nos ancêtres et que nous léguerons à notre tour aux générations futures.
Pensez-y la prochaine fois que vous jouerez au Monopoly, mais surtout ayez une pensée pour Lizzie Maggie !
Classé dans:Alternatives : Copyleft et Culture Libre Tagged: auteurs, Biens Communs, copyleft, Creative Commons, jeux de société, landlord's game, licences libres, monopoly, revenu de base