Ecrire, mourir...
Justice au singulier - philippe.bilger, 5/05/2012
Il faut tenter de se désintoxiquer même de la dépendance à cette drogue honorable, enivrante qu'est la politique. Aujourd'hui, il y a une pause, une respiration apparemment sereine entre la frénésie tendue et passionnée d'hier et l'échéance de demain. On a le droit, même le devoir de quitter les rives du blogueur engagé, parfois si mal compris, si mal jugé, pour rejoindre le couple étrange formé par l'écriture et la mort, l'art et l'oubli.
Au moment même où je songeais au billet qui allait m'occuper au cours de cette brève parenthèse, par un hasard que ceux qui croient aux signes perçoivent comme riche de sens, j'apprenais que la Cour de cassation avait "cassé" l'arrêt de la cour d'appel de Paris ayant confirmé la relaxe de Me Szpiner et n'ayant rien trouvé à redire au fait que ce personnage, dans les suites de l'affaire Fofana, m'avait traité de "traître génétique". La cour d'appel de Lyon sera saisie à son tour de l'analyse et de la portée de cette misérable insulte. Il y a ainsi des joies qui viennent heureusement vous troubler quand on a l'esprit envahi par Jack Kerouac et Scott Fitzgerald.
L'idée que la littérature est d'abord un barrage contre la mort est banale, tellement ancrée dans nos têtes, qu'il n'est pas une grande oeuvre qui ne nous apparaisse pour une tentative belle et désespérée pour remplacer la vie qui s'essoufle et s'en va par des mots qui durent, un langage indestructible. Balzac, Marcel Proust, William Faulkner, Céline sont, entre autres, les bâtisseurs géniaux d'une éternité ayant pour vocation de faire la nique, de damer le pion au temps trop humain qui se pique d'avoir un début et une fin.
Dans un texte très éclairant consacré par Le Figaro Magazine à Jack Kerouac, on nous apprend que celui-ci affirmait "écrire parce que nous allons tous mourir". La vision qui nous est donnée de cet écrivain mythique montre à quel point celui-ci était étranger à la bimbelotterie progressiste et écolo dont on l'a recouvert mais au contraire sensible aux passions profondes, à la religion, au mystère et donc à la nécessité absolue d'ériger les créations de papier contre l'écoulement de soi dans le passage des jours. J'écris donc je suis, je demeure, je persiste, je résiste, je suis plus fort que tout.
Jack Kerouac fait écho à Scott Fitzgerald dont une pensée m'a toujours hanté. Il définissait la passion d'écrire comme "le fait de tout dire dans chaque paragraphe avant de mourir". Cette apposition du déclin, du désastre sur l'acte qui par excellence les nie fait appel au même registre que Kerouac tant il semble évident qu'il n'y a peut-être pas d'autre ressort, pour ces cathédrales de mots, que l'envie d'oublier que leur auteur est mortel, de retenir ce qui fuit, la dilution de l'être dans l'étau serré d'un style, d'un monde artificiel plus vrai que le vrai.
Cette fulgurance de Scott Fitzgerald insistant sur l'urgence, la course contre la mort, m'a touché d'autant plus qu'elle m'a depuis longtemps semblé représenter, pour la parole et l'éloquence, un point de vue infiniment lucide. Durant ces instants magiques où le discours vous envahit plus qu'on ne le profère, j'ai ressenti de manière tangible, presque physique que l'élan et l'excitation du verbe visaient à prendre de vitesse l'ombre inéluctable et la fatale issue. Il y a dans l'écriture comme dans la parole authentique, mêlés, le triomphe et l'angoisse, le jour et la nuit, la condition mortelle et son remède : le poids des mots, la force des idées et, alors, un incroyable sentiment d'éternité.
Ecrire, parler, mourir... Une vie perdue, gagnée !