Le dégrisement est constitutionnel
Actualités du droit - Gilles Devers, 9/06/2012
Le placement en dégrisement c’est comme la garde-à-vue, mais en plus court et sans accusation. Problème, … c’est aussi sans contrôle direct du juge. Alors, est-ce conforme à l’article 66 de la Constitution selon lequel l’autorité judiciaire est gardienne de la liberté individuelle ? Une décision du Conseil constitutionnel (QPC, 8 juin 2012, n° 2012-253) permet une petite révision des classiques.
Police administrative et police judiciaire
Il a toujours été possible de prendre une bonne cuite à la maison ou chez des amis, mais dans la rue, cela a toujours été plus compliqué. Le législateur s’en est préoccupé depuis une loi du 23 janvier 1873, dite loi Roussel, « tendant à réprimer l’ivresse publique et à combattre les progrès de l’alcoolisme ». Saluons au passage le succès de cette loi, car 160 ans plus tard, l’alcoolisme a presque disparu, comme chacun peut le constater.
La loi a été aménagée, mais le principe est resté, combinant deux modes d’action.
Le premier est la répression. L’ivresse publique et manifeste est une contravention définie par l’article R. 3353-1 du Code de la Santé Publique. Pour faire simple, disons que conduire bourré est un délit, alors que marcher bourré est une contravention.
Le second relève de ce qu’on appelle la police administrative. C’est le même policier ou le même gendarme que ci-dessus, mais il agit dans un cadre préventif (Conseil d’État, 25 octobre 2002, n° 233551). Il est votre ami, et vous conduit au poste pour vous placer en chambre de dégrisement. Je ne garantis pas le confort de la chambre, mais pour le dégrisement c’est assez efficace… La mesure peut être prise pour toute « ivresse », pas besoin qu’elle soit manifeste.
Le dégrisement (Art. L. 3341 CSP)
C’est le dispositif prévu par l’article L. 3341-1 du Code de la santé publique :
« Une personne trouvée en état d’ivresse dans les lieux publics est, par mesure de police, conduite à ses frais dans le local de police ou de gendarmerie le plus voisin ou dans une chambre de sûreté, pour y être retenue jusqu'à ce qu'elle ait recouvré la raison » ;
« Lorsqu'il n'est pas nécessaire de procéder à l'audition de la personne mentionnée au premier alinéa immédiatement après qu’elle a recouvré la raison, elle peut, par dérogation au même premier alinéa, être placée par un officier ou un agent de police judiciaire sous la responsabilité d'une personne qui se porte garante d’elle ».
Nous sommes dans le cadre de la police administrative : la police n’enquête pas, et elle agit, si j’ose dire, au flair. A elle de repérer quand il y a cuite, et quand elle pourra relâcher le client. En droit, on appelle cela « appréciation subjective ».
Comme il n’y a pas d’accusation, les garanties de la procédure de garde à vue ne s’appliquent pas (Cour de cassation, Chambre criminelle, 9 septembre 1998, n° 98-80662 et 11 mai 2004, n° 03-86479).
Le Conseil ne s'est pas laissé griser
Un de nos concitoyens, à l’occasion d’une procédure pour évasion et recel, avait incidemment été concerné par l’application de cet article L. 3341-1, et estimait que cette privation de liberté sans contrôle judiciaire était anticonstitutionnelle.
La QPC avait été transmise par la chambre criminelle de la Cour de cassation le 27 mars 2012 (n° 12-81691). Je subodore qu’avant la phase judicaire et sa garde-à-vue, il avait goûté de la phase administrative, en dégrisement, et il dénonçait le cumul des délais.
Pour le Conseil
- L’intervention publique est légitimée dans la mesure où une bonne biture met en cause la santé, laquelle est protégée par l’alinéa 11 du Préambule de 1946, et est de nature à perturber l’ordre public ;
- La privation de liberté est réelle mais limitée, prenant fin dès que la personne a recouvré la raison ;
- S'il apparaît qu'il ne sera pas nécessaire de procéder à l'audition de la personne lorsqu'elle aura recouvré la raison, il est possible de ne pas la placer en chambre de sûreté et de la confier à une tierce personne qui se porte garante d'elle.
C’est certes une mesure de privation de liberté, mais cette contrainte est nécessaire, adaptée et proportionnée aux objectifs de préservation de l'ordre public et de protection de la santé.
La mesure n’est pas sans contrôle, car une éventuelle faute commise par les pandores engage la responsabilité de l’Etat. Certes, il y a privation de liberté sans contrôle direct du juge, malgré l’article 66 de la Constitution, mais le Conseil souligne « la brièveté de cette privation de liberté » organisée « à des fins de police administrative », donc de prévention.
Seule limite apportée au régime existant : si l’affaire s’enchaîne par une garde-à-vue, les heures passées en dégrisement doivent être prise en compte.
Cette décision est en phase avec le droit conventionnel européen.
L’article 5.1, e) de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (CESDH) autorise la privation de liberté d’un « alcoolique ». Dans une décision Witold Litwa c. Pologne du 4 avril 2009 (n° 26629/95), avait reconnu valable une procédure analogue en mentionnant la protection du public et l’intérêt des fêtards, pour leur sécurité personnelle ou leur santé.
Et oui, les flics veillent sur votre santé. C’est leur côté infirmières, hélas trop méconnu… Voici une injustice réparée.
Quelle époque...