Actions sur le document

A un cheveu de l'énervement

Justice au singulier - philippe.bilger, 5/05/2013

Tout cela ne serait pas arrivé, vous aurait été épargné si à la première question de Thierry Ardisson j'avais eu le culot de répondre comme j'en ai eu envie. Trop tard.

Lire l'article...

Pour ne rien cacher, depuis l'enregistrement de Salut les Terriens chez Thierry Ardisson jeudi dernier, je rumine.

Je ne parviens pas à digérer sa première question sur mon cheveu sur la langue qui serait ma caractéristique essentielle, et une ou deux autres qui ont suivi sur le même thème passionnant.

A dire vrai, si je suis au bord de l'agacement, c'est que la soirée s'était très bien passée mais que je n'ai pas eu la réaction qui s'imposait par une sorte de peur, de crainte de blesser cet animateur que par ailleurs j'aime bien. J'aurais dû simplement lui répondre que j'étais heureux de constater qu'il savait d'emblée aborder les sujets importants et qu'après évidemment on traiterait de choses dérisoires comme le crime, la cour d'assises, la politique, mon père ou la vérité.

Pourtant, l'équipe d'Ardisson était sympathique, lui-même, avec son sourire éclatant, semblait vous faire un cadeau au moment même où il vous rapetissait, son adorable compagne était présente, j'étais assis à côté de Karl Lagerfeld qui avait droit à la part du lion avec Dominique Bertinotti ministre de la Famille. Mais cette initiale inélégance venue comme un cheveu sur la soupe...

Sans doute la complaisance avec laquelle je l'avais accueillie, le faux sourire que je m'étais imposé étaient-ils restés dans un coin de mon être puisque venant d'atterrir au Togo, quand j'ai reçu un SMS de l'un de mes enfants, j'ai été pris à nouveau d'un lancinant et aigre regret. Pourtant ce message, ayant apprécié mon intervention médiatique, était chaleureux et rassurant mais il me faisait part aussi de l'exaspération éprouvée devant cette sempiternelle allusion à ce cheveu.

Croyant me libérer, j'ai rédigé un tweet pour évacuer cet état d'âme et, si j'ai reçu beaucoup de consolations revigorantes et lucides, j'ai aussi été accablé par la bêtise de telle ou telle réplique. La plus sotte, d'une sottise crasse, étant celle-ci : "Dans les concours d'éloquence à la mode, on en parle. Si Bilger a réussi en zozotant, vous pouvez y arriver vous aussi". Comme la parole et l'éloquence seraient aisées si elles ne dépendaient que d'un détail physique !

Je ne pensais jamais que je serais toujours obligé de me battre pour tenter à la fois de faire valoir l'indécence offensante de cette référence constante à l'insignifiant et de rappeler que même chez moi il existait peut-être autre chose que ce cheveu et cette langue.

Dans les portraits même bienveillants auxquels j'ai eu droit, dans les articles qui étaient consacrés à certaines des affaires criminelles où j'avais requis, il venait sûrement, il prenait sa place, il apparaissait comme un détail capital, un attribut irremplaçable, ce cheveu. On pouvait avoir l'impression que je m'étais constitué autour de lui et que ma pensée, mes qualités, mes défauts, mon être ne tenaient qu'à un cheveu. Je finissais par songer que j'avais sans doute tort pour ne pas estimer à sa juste valeur une telle richesse.

Mon excellent ami, le grand journaliste Franck Johannès, après m'avoir une première fois altéré le moral avec une allusion ironique à mon cheveu, avait par la suite développé une argumentation de haute volée pour me prouver que je disposais là d'une marque d'identité, d'une trace de singularité dont je ne devais pas seulement m'accommoder mais me féliciter. Quelques minutes rasséréné, je perdais vite l'optimisme et je sentais que j'aurais été prêt à perdre cette caractéristique pour le bonheur d'avoir la paix lors de mes lectures et de mes présences médiatiques.

Ce qui me désolait le plus tenait à ce que j'étais quasiment le seul à devoir souffrir d'une telle impolitesse. En effet, Thierry Ardisson et d'autres journalistes et animateurs à sa suite n'évoquaient pas la petite taille d'untel, la chemise blanche de BHL, le rire crispant de Laurent Ruquier, le poids de Pierre Ménès ou l'apparence atypique de Karl Lagerfeld - tous attributs n'ayant en effet aucun intérêt sinon pour blesser, faire rire ou distraire de l'essentiel.

Je persiste à considérer que le cheveu sur la langue n'est rien d'autre qu'une modalité de prononciation, une manière d'être et de parler équivalentes aux éléments que je viens d'évoquer. En certaines circonstances, j'ai considéré que cette obsession constituait la revanche physique de ceux qui ne pouvaient pas me faire sortir de mes gonds sur le plan intellectuel.

Grâce à ce ce billet qui me délivre et décharge une incompréhension éruptive, je me fais du bien. J'accepte le reproche de ne pas savoir être indifférent. J'espère que cette impossibilité a parfois des conséquences positives. Je proteste à mon sujet, donc aussi forcément pour les autres, parfois.

Je voudrais vraiment en terminer avec cette histoire qui m'a mis à un cheveu d'un véritable énervement.

Tout cela ne serait pas arrivé, vous aurait été épargné si à la première question de Thierry Ardisson j'avais eu le culot de répondre comme j'en ai eu envie. Trop tard.


Retrouvez l'article original ici...

Vous pouvez aussi voir...