La nouvelle fin de Carmen et les libertés du domaine public
– S.I.Lex – - calimaq, 10/01/2018
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Une polémique assez impressionnante a éclaté depuis une semaine à propos d’une adaptation de l’opéra Carmen jouée en ce moment en Italie dans laquelle le metteur en scène (Léo Muscato) a choisi de modifier la fin pour que l’héroïne tue Don José, à la différence de ce qui se passe dans l’oeuvre originale de Georges Bizet. Il a également transposé le cadre de l’action dans un camp de Roms au début des années 80.
Le metteur en scène fait valoir qu’en 2018, dans un contexte de dénonciation accrue des violences sexistes, « on ne peut pas applaudir le meurtre d’une femme ». Je vais mettre de côté dans ce billet le débat à propos de la justification « féministe » de cette modification (voyez par exemple à ce sujet cet article paru sur Slate) pour me concentrer uniquement sur les critiques mettant en avant la nécessité de préserver « l’intangibilité de l’oeuvre » de Bizet. On la trouve exprimée par exemple par l’humoriste Monsieur Poulpe sur son compte Twitter (ce qui lui a valu de soulever une marée furieuse de commentaires…).
Cette polémique fait étrangement écho au dernier billet que j’ai publié à propos de l’épisode VIII de Star Wars et de sa réception par le public, qui soulevait aussi des questions complexes liées à « l’intégrité de l’oeuvre ». La différence majeure, c’est que contrairement à Star Wars, Carmen appartient au domaine public, mais cela ne signifie pas pour autant que l’on puisse modifier l’oeuvre de manière complètement libre. En France, le droit moral est en effet perpétuel, c’est-à-dire qu’il se prolonge sans limite dans le temps même après la mort de l’auteur. Théoriquement – même si c’est hautement improbable -, un descendant de Bizet (s’il en existe encore qui puisse être identifié) pourrait donc saisir la justice pour faire valoir que cette modification constitue une « dénaturation de l’oeuvre » et demander à ce que les représentations soient interrompues.
Vous allez voir que cette hypothèse n’est pas complètement fantasmatique, au vu des précédents que l’on peut relever en justice, même si la jurisprudence de la Cour de Cassation insiste aussi la nécessité de respecter un « juste équilibre » entre le droit moral et la liberté d’expression.
Entre droit moral et liberté de création
Même si les faits ne sont pas complètement similaires, la première affaire qui vient à l’esprit est celle de la suite des Misérables de Victor Hugo, qui a défrayé la chronique judiciaire pendant les années 2000. L’auteur François Cérésa avait fait paraître chez Plon deux romans (« Cosette ou le temps des illusions » et « Marius ou le fugitif ») présentés comme la suite des Misérables. Cela avait entraîné des poursuites en justice par Pierre Hugo, un des descendants de Victor Hugo, au motif que ce dernier aurait tenu des propos de son vivant sur le caractère achevé de l’oeuvre et que cette suite dénaturerait certains des personnages en modifiant trop fortement leur caractère.
L’affaire connut plusieurs rebondissements : l’atteinte au droit moral fut dans un premier temps admise en 2004 par la Cour d’Appel de Paris, mais la Cour de Cassation estima ensuite en 2007 que le raisonnement suivi était mal étayé, notamment en ce que la Cour n’avait pas cherché à ménager un équilibre entre le droit de l’auteur et la liberté de création, protégée par l’article 10 relatif à la liberté d’expression de la Convention européenne de la Convention Européenne des Droits de l’Homme. Au final, l’affaire retourna devant la Cour d’appel qui, cette fois, rejeta les demandes du descendant de Victor Hugo, en estimant qu’ :
un auteur ne peut, en se fondant sur les attributs du droit moral qui n’est pas un droit absolu, interdire que son œuvre fasse l’objet de toute adaptation et spécialement de toute suite du même genre ; que la liberté de création confère à tout un chacun la faculté de s’essayer à concevoir et à formaliser une suite, une fois l’œuvre tombée dans le domaine public.
C’est une des rares occasions où dans la jurisprudence française, le domaine public apparaît de manière positive, qui plus est comme une condition d’exercice de la liberté d’expression et de création. Il ne s’agit donc pas d’une simple « limitation » au droit d’auteur à interpréter de manière restrictive, mais bien d’un principe doté d’une égale valeur. Néanmoins, si le juge reconnaît que le droit moral n’a pas une portée absolue, le jugement ne supprime pas toute exigence du respect du à l’œuvre et à l’auteur :
en revanche, il incombe à l’auteur à la suite d’être fidèle à l’œuvre dont il se réclame, d’en respecter l’esprit, ce qui n’exclut pas pour autant une certaine liberté d’expression et de conception ; que c’est dans l’exercice de cette liberté que l’auteur de la suite fera œuvre originale, en se gardant toutefois de dénaturer l’œuvre première.
L’atteinte à l’intégrité de l’œuvre s’apprécie donc sur la base des critères de la « fidélité à l’œuvre première » et du « respect de son esprit », qui permettent d’évaluer s’il y a eu ou non « dénaturation ». Pour ce qui est de la modification de la fin de Carmen, il faudrait donc se placer dans cette perspective pour déterminer si le fait de faire mourir Don José plutôt que l’héroïne porte atteinte à « l’esprit de l’oeuvre originale », tout en faisant une balance avec la liberté d’expression et de création.
Un difficile jeu d’équilibriste…
Si l’on se réfère à d’autres jurisprudences, on peut constater que cette balance des droits est loin d’être évidente à opérer. Une compagnie de théâtre a par exemple été condamnée pour violation du droit moral pour avoir monté une adaptation de la pièce En Attendant Godot de Samuel Beckett dans laquelle les personnages principaux étaient interprétés par des actrices. Jérôme Lindon, l’exécuteur testamentaire de Beckett, a réussi à obtenir gain de cause en faisant valoir que l’auteur avait laissé des instructions très claires manifestant sa volonté que le sexe des personnages ne soit pas modifié. Les juges ont donc bien retenu en l’espèce la « dénaturation de l’oeuvre », mais on notera que la pièce n’était pas encore entrée dans le domaine public et le jugement a été rendu en 1992, soit avant la jurisprudence des Misérables qui introduit la nécessité de tenir compte de la liberté d’expression et de création.
L’an dernier, une autre affaire intéressante a été tranchée par la Cour de Cassation dont les faits se rapprochent du cas de la modification de la fin de Carmen. Le metteur en scène russe Dmitri Tcherniakov a produit en 2010 une adaptation de l’opéra le Dialogue des Carmélites de Georges Bernanos. Il a, lui aussi, choisi de transposer le cadre de l’action à l’époque contemporaine, en apportant des modifications substantielles à la fin : toutes les religieuses sont sauvées sauf une, là où elles périssent ensemble sur l’échafaud dans l’œuvre originale. La Cour d’Appel avait ici aussi estimé qu’il y avait « dénaturation », mais la Cour de Cassation a cassé son arrêt en demandant à nouveau à ce qu’un « juste équilibre » soit recherché entre la liberté d’expression et le respect du droit moral. L’affaire a été renvoyée depuis devant la Cour d’Appel et on verra si celle-ci modifie à présent son appréciation au fond, comme cela avait été le cas dans l’affaire des Misérables. On remarquera qu’ici, la Cour de Cassation étend à une œuvre encore protégée le raisonnement qu’elle avait échafaudé pour une œuvre appartenant au domaine public.
Tout ceci fait qu’il serait difficile de savoir si la modification de la fin de Carmen opérée par Léo Muscato serait considérée en cas de procès comme une atteinte à l’intégrité de l’œuvre ou comme un exercice légitime de sa liberté d’expression et de création. Le principe d’équilibre prôné par la Cour de Cassation est en réalité foncièrement subjectif, même s’il a le mérite de ne pas faire du droit moral un absolu entièrement laissé à l’appréciation de l’auteur ou de ses descendants.
De Carmen à Karmen…
Cette affaire m’a fait repenser à une autre adaptation de Carmen que j’ai croisée lors d’un voyage au Sénégal, il y a quelques années. En 2001, un scandale avait éclaté dans ce pays à l’occasion de la sortie du film Karmen-Gei, qui a suscité des troubles importants au point que des cinémas avaient été bloqués par des intégristes religieux et que les projections finirent par être suspendues. Le film adapte très librement l’oeuvre originale de Mérimée en mettant en scène une Carmen noire transposée dans le Sénégal contemporain entre l’île de Gorée et Dakar. Ce qui provoqua la colère d’une partie du public, c’est l’utilisation d’un chant traditionnel religieux musulman pour accompagner la scène de l’enterrement d’une lesbienne s’étant suicidée.
Ce chant est théoriquement suffisamment ancien pour appartenir au domaine public, mais il faut savoir que le Sénégal applique un système très particulier de domaine public payant, qui couvre notamment les oeuvres traditionnelles et folkloriques. Il confère également à une sorte de super-SACEM locale un pouvoir de vérification sur la manière dont les oeuvres traditionnelles sont réutilisées. En pratique, cela aboutit à une forme de bureaucratisation de l’usage du patrimoine, qui m’avait paru extrêmement problématique lorsque je me suis rendu là-bas, dans la mesure où elle restreint les libertés offertes par le domaine public (liberté dont le réalisateur du film Karmen avait pu pourtant bénéficier de son côté en adaptant très librement l’oeuvre de Mérimée…).
Mais dans les faits, on voit bien que la liberté de réutilisation du domaine public est restreinte également dans notre pays, au nom de la protection du droit moral et de l’intégrité des oeuvres. La « bureaucratisation » existe aussi, puisqu’on remarquera que la SGDL (Société des Gens de Lettres) s’était jointe au descendant de Victor Hugo dans l’affaire de la suite des Misérables et la SACD (Société des Auteurs et Compositeurs Dramatiques) a fait de même pour faire condamner aux côtés de Jérôme Lindon l’adaptation féminisée d’En Attendant Godot. Le domaine public n’est pas (encore…) payant en France, mais il reste placé sous liberté surveillée. Heureusement, la Cour de Cassation a sagement développé une jurisprudence qui insiste sur la nécessité de protéger la liberté de création en empêchant que la revendication du droit moral ne tourne complètement à l’arbitraire. Mais dans les faits, cet équilibre jurisprudentiel paraît fragile et nul ne peut savoir exactement ce qui se passerait si la Carmen de Léo Muscato faisait l’objet d’un procès en France…
Faire du domaine public un véritable espace de liberté créative ?
En réalité, le concept même « d’atteinte à l’intégrité » me paraît discutable pour une oeuvre appartenant au domaine public. Il faut savoir que dans certains pays (Allemagne, Pays-Bas, Canada, etc.), le droit moral n’est pas perpétuel et il s’arrête en même temps que les droits patrimoniaux, ce qui fait que les œuvres deviennent vraiment réutilisables à leur entrée dans le domaine public. On pourrait même aller plus loin et trouver plus logique que le droit moral s’éteigne à la mort de l’auteur, car si le droit moral est un droit de la personnalité, il devrait – tout comme le droit à la vie privée, le droit à l’image ou la protection de l’honneur – s’arrêter avec la vie de l’individu. Cela éviterait sans doute l’instrumentalisation du droit moral par les descendants des auteurs et consacrerait le domaine public comme un véritable espace de liberté créative.
L’idée même d’une « dénaturation de l’oeuvre » ne fait guère de sens, du moment que l’adaptation est clairement présentée comme telle et ne cherche pas à entretenir de confusion avec l’original. Les oeuvres du domaine public sont par définition « indestructibles » : Carmen restera toujours Carmen, tout comme les adaptations, souvent très libres, des Contes de Perrault par Disney n’ont pas fait disparaître le souvenir des originaux. C’est pourquoi l’analogie employée par Monsieur Poulpe à propos de cette nouvelle fin pour Carmen me paraît aussi choquante qu’absurde. Faire mourir Don José au lieu de Carmen n’a rien à voir avec un « taliban armé d’un lance-roquette qui estime que telle ou telle statue mérite d’être défoncée« . L’oeuvre – par essence immatérielle – est à l’abri des outrages irréversibles que l’on peut faire subir à la pierre. Elle s’offre sans fin aux nouvelles interprétations et c’est cette dynamique de recréation perpétuelle qui contribue à maintenir vivantes dans la mémoire les oeuvres du passé.
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Un autre exemple me vient à l’esprit pour conclure. En 2014, l’éditeur de comics Marvel avait choisi de faire preuve d’audace en transformant en une déesse Thor, le dieu du tonnerre de la mythologie scandinave (lequel est toujours par contre épouvantablement macho dans les films Marvel…). La décision n’avait pas manqué de diviser là-aussi, en opposant les masculinistes forcenés à celleux qui ont salué au contraire cette réinterprétation.
Faut-il là aussi hurler à la « dénaturation » ou y voir une « atteinte à l’intégrité » de l’oeuvre ? Ou ne devrait-on pas plutôt se réjouir que les mythes, débarrassés comme ils le sont de toute trace de propriété intellectuelle, s’offrent ainsi aux créateurs comme une matière première toujours à réinventer ?
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