Affaire Lambert : Rien ne bouge, alors rédigez vos directives anticipées...
Actualités du droit - Gilles Devers, 20/02/2014
Des amis médecins m’expliquent gentiment qu'il faut que je me calme, que cette décision conforte le combat contre l'obstination déraisonnable, y compris pour les patients qui ne sont pas en fin de vie... Ouaip, à ceci près que ces principes fondent de longue date la jurisprudence de la CEDH, qui s’impose au Conseil d’Etat, et à la Cour de cassation.
De même, je comprends leur souhait de sortir de la crise… (largement créées par les ordonnances du TA de Châlons-en-Champagne) : vu la prudence de l’équipe médicale, on peut penser que s’ouvre la dernière étape d’un long processus, et que l’autorité du Conseil d’Etat répondra à la demande de justice des parents.
Je vois assez bien tout cela, et le consensus qui se dégage, mais si je suis fondamentalement en désaccord, ce n’est pas pour ces données médicales (qui ne sont pas mon ressort), ni pour les concepts juridiques de fond (liberté individuelle et devoir médical), mais parce que cette décision du Conseil d’Etat institue un contrôle a priori de la décision médicale, sans consentement du patient et en violant le secret médical. C’est un recul considérable pour la liberté médicale, et une porte ouverte sur des contentieux qui vont miner les relations.
Je ne parle pas de dérive sans arguments.
A – D’abord, les données générales, le décor juridique
1/ Le juge fait la loi, et une loi qui ne s’applique que dans la moitié des établissements de santé
Cette décision est une révolution de concepts. Oui, c’est évident. Question : dans une démocratie, est-ce au juge d’édicter la loi ?
Le législateur fait ce qu’il peut pour définir le consensus minimal qui permet la vie en société, et à partir de cette base objective, le juge, confronté aux faits, puisant dans les principes du droit et dans les règles de l’analyse juridique, lui donne toute sa portée en l’interprétant.
Mais là, le Conseil d’Etat invente une procédure qui n’a de source dans aucun texte.
Cela est d’autant plus anormal que :
- le parlement est saisi, et lui griller la priorité au minimum incorrect ;
- le conseil d’Etat crée la règle… qu’il sera le seul à appliquer : c’est du droit pro domo, quasi incestuel ;
- cette règle nouvelle ne vaut que pour les établissements publics, le Conseil d’Etat étant incompétent pour les établissements privés. Donc deux systèmes juridiques pour la fin de vie, merci du cadeau.
2/ Légalité et responsabilité
En droit, il faut distinguer « légalité » et « responsabilité », et donc le contrôle a priori et jugement a posteriori. Cette distinction fonde le contentieux devant la juridiction administrative.
La fameuse balance entre des intérêts opposés, comme l’analyse des pratiques médicales, c’est un classique, et elle n’est évidemment pas en débat. Le droit européen donne toutes les bases. Rien de neuf de ce côté-là. Il reste au juge à décider où il place l’équilibre entre les intérêts opposés, comme dans toute affaire de responsabilité médicale. C’est la grandeur de sa tâche, et pas de quoi s’enflammer. Il en va différemment quand le juge rompt avec les principes, et suspend une prescription médicale à la demande de la famille.
Au passage, je note le décalage total entre la passion soudaine du Conseil d’Etat pour la fin de vie (l’Assemblée du contentieux, déclaration de presse…) et son immense relativisation lorsque nous abordons ces questions sous l’angle de la responsabilité... Ce n’est pas un hasard si c’est à l’occasion de cette affaire que l’on trouve enfin une jurisprudence du Conseil d’Etat sur la fin de vie ! Le même Conseil d’Etat qui relativise tant la question du consentement, jusqu’à en faire une règle simplement utilitariste (sanction s’il en résulte un dommage corporel) à l’inverse de la Cour de cassation (sanction du principe, au nom de l’intégrité du corps humain).
Nous verrons bien si cette affaire permet de rendre plus efficient le contentieux de la responsabilité… Mais la grande question est celle de la légalité : un tribunal, au nom de la famille, sans représentation du patient, suspend une décision médicale. C’est, en droit, une jurisprudence aux conséquences multiples, et immaîtrisables, qui devrait inquiéter tous les médecins.
B – Ensuite, la problématique particulière de la fin de vie
1/ Le patient, vivant, disparait et devient l’objet d’une procédure
La médecine centrée sur le patient ? Où est le patient dans cette affaire. Il est juridiquement absent, privé de présence dans son procès, et privé de droit de recours alors qu’on va lui appliquer un droit qu’il était dans l’impossibilité d’imaginer s’agissant d’un droit prétorien. Cette rupture dans l’accès au droit est une faute inacceptable de la part du Conseil d’Etat.
Le droit est complexe ? Alors, raisonnons en direct. Je suis le patient, vivant, au seuil de la vie, au moment crucial où le traitement devient – pour les médecins – déraisonnable, et – pour les juristes – inhumain et dégradant (Art 3 de la Convention européenne des droits de l’homme). Eh bien, grâce à cette jurisprudence, je meurs juridiquement avant de mourir physiologiquement. En droit, la personne en fin de vie n’est plus un sujet. La famille plaide à ma place (jamais le Législateur n’a envisagé une telle éventualité, ni pour la personne de confiance, ni pour le tuteur).
2/ Le secret médical et le consentement sont ignorés
Le Conseil d’Etat écarte ces questions, essentielles, au nom de l’utilitarisme, et avec une décontraction déconcertante, et le silence des autorités médicales sur ces questions.
La déontologie a toujours admis que le médecin, puisse pour partie informer les proches du patient. Mais aucun texte n’autorise la famille à accéder aux informations médicales du vivant de la personne.
Dans cette procédure iconoclaste, le principal intéressé n’est pas le demandeur, et il est absent du procès. Or, une expertise a été ordonnée. Les experts qui vont prendre connaissance du dossier et examiner le patient vont le faire sans son consentement et en violant le secret médical. Il est en effet de principe certain qu’une personne vivante peut s’opposer à un examen médical et à une expertise.
3/ La responsabilité disparaît
Sur le plan fonctionnel, le patient reste sous la responsabilité du service et donc d’Eric.
La grande question est la responsabilité juridique. A partir du moment où le tribunal administratif a suspendu la décision d’Eric, Eric et donc le CHU, et l’assureur du CHU n’assument plus la responsabilité juridique. Qui l’assume ? Le tribunal administratif, puis le Conseil d’Etat, mais on passe de l’accessible responsabilité médicale à l’inaccessible responsabilité juridictionnelle… C’est en cela que je peux qualifier la décision du Conseil d’Etat d’irresponsable.
Voyez l’engrenage : un patient est à l’hôpital, mais la décision est celle du juge.
Or, nous sommes en période de fin de vie, et les médecins ont conclu au traitement déraisonnable. C’est un fait. Pour le droit, cela s’analyse en « traitement inhumain et dégradant » relevant de l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme. Un homme est donc soumis actuellement à un tel traitement, et par décision de justice.
Cela signifie que, passé le décès, tout membre de la famille pourra exercer un recours en responsabilité contre l’Etat du fait de son activité juridictionnelle. Les médecins et l’hôpital deviennent juridiquement irresponsables.
Pas de risque dans cette affaire ? Peut-être, mais du fait de la procédure instituée par le Conseil d’Etat, ce sera tôt ou tard, dans un autre dossier.
4/ L’engrenage est inéluctable
Je lis que cette jurisprudence serait spécifique à la problématique de la fin de vie, notamment car il s’agit d’appliquer la loi Leonetti. Certes.
Mais, d’abord, cette procédure va en appeler beaucoup d’autres. Dans les établissements publics, les médecins vont perdre la main sur la fin de vie, pour être remplacé par les experts et les juges à l’initiative de familles éclatées et dans la surenchère. Cela va fractionner les pratiques, car la Cour de cassation n’admet pas cette procédure, et notamment, les établissements privés participant au service public dépendent de la Cour de cassation.
Ensuite, le contentieux va gagner d’autres domaines, car il en existe beaucoup où l’on trouve un risque vital, et un cadre juridique : consentement, règles du code de déontologie médicale, références médicales opposabmes… En droit, une jurisprudence établie équivaut à une loi… Ajoutez toute la médecine des mineurs, soumise à la décision parentale… Et les tuteurs qui vont tenter leur chance…
C – Quelles solutions ?
Sur le plan collectif, la seule solution est désormais le vote d’une loi pour casser cette jurisprudence destructive. On peut le souhaiter, mais quand je vois que pas un parlementaire ne s’est élevé contre cette loi prétorienne du Conseil d’Etat, j’émets quelques doutes.
Aussi, les solutions sont de type individuel, hélas.
Confrontés à des situations de ce type, choisissez les structures privées, protégées par la jurisprudence saine et respectueuse de la Cour de cassation. Le Conseil d’Etat n’a aucune autorité sur les établissements privés.
Ensuite, rédigées vos directives anticipées, dont le régime est prévu par l’article L. 1111-11 du Code de la santé publique :
« Toute personne majeure peut rédiger des directives anticipées pour le cas où elle serait un jour hors d'état d'exprimer sa volonté. Ces directives anticipées indiquent les souhaits de la personne relatifs à sa fin de vie concernant les conditions de la limitation ou l'arrêt de traitement. Elles sont révocables à tout moment.
« A condition qu'elles aient été établies moins de trois ans avant l'état d'inconscience de la personne, le médecin en tient compte pour toute décision d'investigation, d'intervention ou de traitement la concernant ».
Voici la fiche explicative éditée par le ministère, et un modèle.