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L'envers du décor

Journal d'un avocat - Eolas, 22/04/2014

Un greffier, qui signe Cat’s chief (le lien entre greffiers et chats est une symbiose quasi fusionnelle, les premiers ont donné leur nom aux seconds, qui décorent les bureaux des premiers sur des cartes postales), avait écrit un texte en réponse à mon billet “maman !” que le couperet de la fermeture anticipée des commentaires a privé de publication. Je le publie donc en guise de billet, pour donner envie aux greffiers qui hésiteraient encore de s’exprimer pour demain et en vue de leur journée d’action du 29 avril. C’est une version imaginée de la même scène, mais vue du bureau de la greffière, spectatrice muette et que quasiment personne ne remarque, mais qui est là, voit tout et n’en pense pas moins. Merci à Cat’s chief de ce témoignage et de cet hommage à mon humble billet qui n’en méritait pas tant.

NB : les notes de bas de page sont de votre serviteur.

Eolas


— Alors, madame la greffière, elle arrive cette procédure?

— Je regarde ça…

La greffière attrape son combiné, tapote un numéro sur le clavier. Vu l’heure tardive, elle n’est pas même certaine de trouver quelqu’un encore présent au greffe de l’instruction. Les sonneries retentissent à intervalles réguliers, puis un grésillement. Une voix essoufflée s’annonce; une collègue greffière ayant tout juste terminé une confrontation et sur le point de quitter son bureau pour rejoindre les siens.

— Ils sont encore en IPC[1] Je ne sais pas pour combien de temps ils en ont …

— OK merci… Bonne soirée.

La greffière repose le combiné. Le choc sur le plastique provoque une réaction immédiate dans le bureau voisin.

— Alors?

— Toujours en IPC…

Elle se détourne vers l’embrasure du bureau. Elle sait qu’il va surgir tel une furie et s’époumoner contre ses propres collègues, comme si elle y pouvait quelque chose. Depuis cinq ans qu’elle le pratique, son juge, elle peut anticiper la moindre de ses réactions. Et c’est là tout l’intérêt d’un binôme greffier-JLD!

— Mais il fout quoi? Il ne faut pas 3 plombes pour mettre un gamin en examen! Il a été identifié par sa victime et il n’a même pas cherché à nier! Ça aurait dû être bouclée depuis longtemps cette histoire! Il disparaît du bureau tout aussi furtivement qu’il y est apparu, continuant à grommeler.

La greffière jette un regard sur l’horizon violacé peu à peu happé par la nuit. Peu de temps auparavant, elle a prévenu son époux de ne pas l’attendre. Une nouvelle fois, elle ne sera pas présente pour le coucher de ses enfants.

Une sonnerie stridente l’extrait de ses rêveries de câlins avec ses deux garçons.

Le parquetier de permanence…

— On en est où?

— Toujours en IPC…

Elle le sent lui aussi en venir aux jérémiades, à la critiques acerbes de la maniéré de travailler de ses collègues de l’instruction. Elle coupe court à tout:

— Je vous préviens dés qu’ils ont terminé…

— OK

La conversation prend fin sans autre forme de courtoisie. Elle y est habituée et ne s’en offense même plus. Et c’est peut être là tout le drame !

Le téléphone sonne à nouveau. Les quelques mots qu’elle lit sur le petit écran digital dessinent un sourire de satisfaction sur ces lèvres : Cabinet JI 1

On va pouvoir commencer…


***

Un cliquetis métallique. Le mis en examen sort du cabinet, entouré de l’escorte, suivi de son avocat.

Un gamin ! Ce n’est qu’un gamin, à peine plus âgé que son aîné !

Durant tout le temps du débat contradictoire, elle a bien pris conscience qu’il était perdu, qu’il ne comprenait pas l’enjeu. Pour lui, ce n’était qu’une réitération de ce qu’il avait dit lors de sa garde à vue et devant le juge d’instruction. Espérons que son avocat saura lui faire comprendre…

La porte du bureau voisin claque un peu trop violemment à son goût. Son juge vient de se retirer pour délibérer. Lui met toujours un point d’honneur à respecter cette phase de délibéré, il ne prend que rarement de décision sur le siège, et uniquement dans des cas exceptionnels. D’ailleurs, ses collègues fonctionnaires du greffe correctionnel se plaignent ouvertement de sa manière de conduire ses audiences à juge unique et de leurs heures tardives de fin. Lorsqu’elle aborde ce sujet avec son magistrat, il lui rétorque dans un sourire qu’il préfère prendre son temps et rendre de bonnes décisions qu’expédier des jugements médiocres qui viendront encombrer le greffe de la Cour, comme certain de ses collègues. Puis, il ajoute dans un haussement d’épaule que lui n’a pas la gestion de la charge d’audience, seul le parquet est fautif!

Mais, pour ce qui est de l’affaire de ce soir, elle le connait son juge, il ne laissera pas passer ça! Le gamin avait déjà reçu un coup de semonce avec le contrôle judiciaire. Cette fois ci, il n’y échappera pas… Elle clique sur l’onglet décision de son applicatif métier à l’acronyme mythologique[2], sélectionne l’ordonnance de placement en détention provisoire et coche le mandat de dépôt. Immédiatement après le prononcé, elle remettra l’original à l’escorte et en faxera une copie à la maison d’arrêt. Rien n’est pire qu’une détention arbitraire et personne ne lui pardonnera la libération d’un individu faute d’avoir transmis l’ordre d’incarcération dans les temps. Et lorsque avocat et juge se seront enfuis de ce palais de justice, lorsque l’escorte se dirigera vers le lieu de détention, elle, elle restera encore quelques minutes à son bureau, à se demander si elle n’a rien omis, si tout a été fait selon les règles applicables. Puis, dès le lendemain, elle épluchera les fax reçus dans la nuit à la recherche de l’acte d’appel. Car il y aura appel. Il y a toujours appel…

Derrière elle grince la porte du bureau voisin. Son juge dépose le dossier devant son écran jumelé, celui lui permettant de suivre la saisie du procès-verbal durant les débats.

— Je vous ai envoyé la motivation.

A ces mots apparaît le pop-up de réception d’un mail. Elle ouvre le fichier, s’intéresse directement au dispositif.

Placement DP[3].

Elle fusionne l’ordonnance, corrige les coquilles habituelles, insère la motivation de la décision la relisant rapidement. Après une dernière relecture, par son juge, de l’ordonnance mise en forme, elle lance les impression, se lève, passe la tête par l’entrebâillement de la porte du cabinet:

— Vous pouvez entrer…

Rapide coup d’oeil par la fenêtre au retour à son bureau. Il fait nuit noir.

Elle s’installe derrière son écran, son regard se posant sur ce futur détenu tout juste libéré de son entrave d’acier. Il peine à étouffer un bâillement.

Elle soupire.

Il n’a toujours pas compris…

Notes

[1] Interrogatoire de première comparution, préalable à la mise en examen et le cas échéant à la saisine du juge des libertés et de la détention (JLD) pour un débat contradictoire en vue d’un éventuel (Ah ! Ah ! Pardon) placement en détention provisoire).

[2] CASSIOPÉE, acronyme de Chaîne Applicative Supportant le Système d’Information Orienté Procédure Pénales Et Enfants, qui a détrôné Clippy dans les cauchemars hantant les nuits des greffiers. Si seulement on avait consacré autant de temps à son développement qu’à lui trouver un joli acronyme…

[3] Détention provisoire.


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