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Au commencement était l'émotion

Journal d'un avocat - Eolas, 27/11/2016

Aujourd’hui, je cède la plume à Gray Fox, juge d’instruction, qui a assisté, pour des motifs personnels, au procès de Berkane Makhlouf et Cécile Bourgeon, affaire qui, comme cela arrive parfois, a pris le nom non des accusés mais de la victime, Fiona, fille de la seconde. Je précise que Gray Fox n’a jamais eu à connaître de cette affaire à titre professionnel.
Eolas


J’ai décidé voilà plusieurs semaines de prendre dix jours de congés afin de suivre le procès de Berkane Makhlouf et de Cécile Bourgeon. L’opinion publique parle en effet d’affaire « Fiona » mais juridiquement, il s’agit de juger la mère et le beau-père, mis tous deux en examen dans le cours de l’instruction pour coups mortels sur mineur de 15 ans par personne ayant autorité / ascendant, et en réunion, outre divers délits connexes.

Pourquoi un juge d’instruction prendrait-il des congés afin d’aller aux assises du Puy-de-Dôme ? Je me suis interrogée. Etait-ce une forme de voyeurisme ? J’ai sondé, moi aussi, ma conscience. Et me suis dit que c’était tout d’abord parce que ma famille et mes amis vivent dans la région. Parce que je suis amie avec des avocats qui se trouvent être dans le dossier, que je pourrais donc voir durant les suspensions. Parce que c’est un dossier que j’ai pu côtoyer à titre professionnel. Et aussi parce qu’en tant que juge d’instruction, je suis toujours intéressée par le traitement oral qui est fait d’un dossier pensé à l’écrit durant la phase préalable à la mise en accusation. Et qu’il est parfois malaisé d’aller voir les audiences de ses propres dossiers. Finalement, les accusés ne m’intéressaient qu’à titre infiniment subsidiaire.

C’est là que j’ai compris que je ne faisais pas partie de la majorité. De ceux qui parlaient d’eux comme des « monstres ». De ceux qui chaque jour postent sur la page Facebook de Cécile Bourgeon, hélas pour elle encore publique, d’odieux messages d’insultes et des menaces de mort et d’autres crimes qui pourraient faire l’objet de poursuites.

Riom est une ville de 18000 habitants, où l’on vit très bien. Pas de problèmes socio-économiques majeurs. Une proximité avec Clermont-Ferrand au sud et Vichy au nord. Quelques procès intéressants à la Cour d’appel ou aux assises, le tribunal de grande instance ayant été fermé suite à la réforme Dati, mais rien qui en général ne déplace d’autres personnes que les proches des parties et les habitués du prétoire. Là, où que j’aille durant mes 10 jours dans cette ville, j’entendais les bruissements de haine. Même chez mes proches. Même ma grand-mère, qui « la » pensait coupable. Pourquoi, Mamy ? « parce que c’est la mère. Et une mère ne tue pas son enfant ». Je me suis retenue, j’aime ma grand-mère. Retenue d’expliquer ce que dit le droit. De la nécessité d’établir les preuves des coups, et de leur lien direct et certain avec le décès.

J’ai l’habitude de voir les gens vêtus de jaune et bleu les jours de matchs de l’ASM, fierté locale. Je n’avais pas anticipé le fait qu’une même ferveur collective pouvait s’être instaurée afin d’assister au châtiment judiciaire de ceux qu’ils voudraient voir guillotinés.

Aux assises, on voit souvent des étudiants en droit. Des retraités qui ont une passion pour les faits-divers et avec qui l’on peut discuter. Je sais que dans le TGI où j’exerce, ces derniers ont sympathisé avec les avocats et commentent leurs plaidoiries. Il m’arrive moi-même de m’adresser à eux pour savoir où en est l’audience. On y croise aussi des journalistes. Des avocats venant soutenir leurs confrères dans ce difficile exercice qu’est l’adresse aux jurés, que l’on soit côté partie civile ou côté accusé. Et quelques curieux, plus ou moins nombreux selon les particularités des dossiers.

Pour le procès de Cécile Bourgeon et Berkane Makhlouf, une foule se pressait. Grâce à certains journalistes qui ont live-tweeté l’audience, j’ai pu apprendre que les premiers étaient présents dès 06h du matin, et 04h30 le dernier jour. Que l’on proposait de payer afin de pouvoir rentrer. En sortant prendre l’air un jour à 17h30, j’ai vu une queue d’une quarantaine de personnes souhaitant rentrer. Dans la salle, je voyais un grand nombre de gens se lever et se coller aux vitres afin de pouvoir assister à l’arrivée des accusés, durant les quelques secondes où les fonctionnaires de l’administration pénitentiaire les escortaient du véhicule jusqu’aux geôles de la Cour. Malaise : on aurait dit la visite d’un zoo.

Durant l’audience, je n’ai rien entendu de spécial. Je ne me suis pas rendue compte là encore que j’étais dans une sorte de bulle, entre les chroniqueurs judiciaires fins connaisseurs de la procédure, bien plus habitués d’ailleurs que moi aux Assises, un doctorant et les avocats qui venaient régulièrement discuter. Et qui me faisaient bien remarquer que ma lecture du procès tel qu’il se construisait jour après jour était fortement déformée par le prisme professionnel.

Par contre sur les réseaux sociaux, je constatais que l’ambiance était électrique. Que certains de ceux qui avaient participé aux marches blanches, qui avaient mis une bougie à la fenêtre pour penser au « petit ange parti trop tôt », avaient déjà jugé. J’ai vu une pétition pour que les accusés soient condamnés à la réclusion criminelle à perpétuité, peine qui n’était même pas encourue dans le cadre du crime de coups mortels aggravés.

Parce que certains ont déduit du mensonge du couple quant à « la disparition » de Fiona au parc Montjuzet en mai 2013, - pour lequel ils ont tous deux été condamnés du chef de dénonciation calomnieuse -, qu’ils mentaient sur tout. Et qu’ils ne pouvaient pas avoir oublié ou ne plus se rappeler où était le corps. Et qu’ils ne pouvaient pas ne pas avoir tué. Quand bien même les experts psychologues et psychiatres sont venus exposer, et notamment brillamment comme l’a fait le docteur Blachère, la possibilité d’une sidération empêchant un souvenir précis sur le lieu des faits. Qu’importe les ressorts des explications qu’ils ont données, il en est ressorti d’une manière unanime qu’il était possible qu’il y ait impossibilité de se souvenir de l’endroit où ils avaient mis en terre le corps de l’enfant. Mais non. La « France de Fiona », comme l’a appelée Pascale Robert-Diard dans un article paru dans Le Monde du 27 novembre 2016 (€), ne pouvait l’entendre.

Quelquefois la salle a réagi. Lorsque l’accusée a indiqué vouloir d’autres enfants. Ou lorsqu’elle a voulu exercer son droit au silence. Rien de criminel, mais ça ne plaisait pas avec l’image que certains s’en étaient faite. Ou bien lorsqu’elle indiquait ne pas pouvoir pleurer sur commande, quand une avocate d’une association partie civile lui reprochait d’avoir pleuré à l’évocation de membres de sa famille mais pas en parlant de sa fille.

Comme s’il fallait montrer un comportement en particulier. Oublier que les accusés sont soumis à une camisole chimique depuis leur incarcération. Qu’ils se présentent derrière un box, entourés de plusieurs membres de l’administration pénitentiaire. Qu’ils sont soumis aux questions, voire à la question, de la Cour, de l’avocat général et de nombreux avocats. Que dès lors, il n’y a aucun comportement « normal » à rechercher. Comme si déjà il existait un comportement « normal ». Un peu à l’instar de ceux à qui l’on reproche de pas avoir, ou pas avoir assez, pleuré à un enterrement. Signe selon l’opinion publique qu’ils ne sont pas réellement tristes.

J’ai senti qu’il allait se passer quelque chose en voyant une demi-douzaine de fonctionnaires de police supplémentaires se poster dans la salle au moment où nous avons été prévenus du délibéré. Le président leur a indiqué d’expulser quiconque manifesterait un mouvement d’humeur pendant ou après la lecture du verdict. A l’annonce de l’acquittement de Cécile Bourgeon du chef de coups mortels aggravés, quelques voix se sont levées, mais personne n’a été bouté hors du prétoire : les mécontents ont quitté la salle.

J’entendais de là où j’étais des bruits dehors, mais je n’y prêtais pas davantage attention que cela, occupée à comprendre le verdict avec les collègues et avocats présents. À l’issue de l’audience sur intérêts civils, les condamnés ont été conduits au véhicule de l’ARPEJ (Autorité de régulation et de programmation des extractions judiciaires, service de l’administration pénitentiaire en charge des escortes de détenus entre les établissements et les palais de justice - NdEolas).

Et là, la foule s’est déchaînée. Les gens se sont mis à hurler leur haine à l’égard de Cécile Bourgeon. Insultes, menaces de mort, menaces de viol. Les images captées par les journalistes et des badauds ont été mises en ligne : on y voit une quarantaine de personnes, parfois montées en hauteur sur des éléments urbains, vociférant à l’encontre de l’acquittée, par ailleurs condamnée pour les délits connexes pour lesquels elle était en outre renvoyée. Une scène glaçante et effrayante.

Rapidement, les réseaux sociaux ont été submergés de commentaires de la haine la plus abjecte à l’encontre de Cécile Bourgeon, et des magistrats et jurés populaires qui l’avaient acquittée. Un « Je suis Fiona » est devenu image de profil. J’ai dû expliquer, en pleine nuit, le droit. Sans avoir la motivation de la Cour sur l’acquittement, mais avec ce que j’avais entendu, m’étant mise dans la peau d’un assesseur. La notion de charges, celle du doute. J’ai tenté d’expliquer que non, on ne « prenait pas 5 ans en tuant son enfant » : on ne prenait « que » 5 ans justement parce qu’on n’avait pas tué son enfant, mais été déclarée coupable de délits et condamnée à de l’emprisonnement en conséquence.

On parle parfois de vérité « judiciaire ». Personne n’était là lors des faits. Vérité judiciaire ou vérité tout court, cela importe peu : en l’absence d’appel, Cécile Bourgeon est acquittée. N’a pas tué sa fille. Quand bien même il y aurait appel, elle redeviendrait présumée innocente. J’essaye d’expliquer qu’il faut essayer de voir les choses à l’envers. Qu’il s’agit d’une femme qui a, comme le père de Fiona, perdu sa fille, décédée des coups de son compagnon de l’époque, reconnu coupable de tous les chefs (à l’exception de la circonstance aggravante de réunion, devenue sans objet). Qu’en outre, elle est devenue la femme la plus détestée de France. Qu’on la traquera très certainement à sa sortie de prison.

J’essaye de comprendre cela. Je suis bien consciente que des gens ont perdu du temps pour participer aux recherches de Fiona suite à sa prétendue disparition à Montjuzet. Qu’ils se sont sentis floués lorsque le couple a reconnu cette mise en scène. Mais après ? Est-ce eux qui ont souffert la mort d’un enfant ? Doivent-ils vivre avec cette blessure à l’instar du père de la fillette ? L’ont-ils découverte décédée, comme Cécile Bourgeon ? En quoi le fait d’avoir été trompés leur donne-t-il le droit de savoir mieux qu’une cour d’assises ce qui s’est passé ? Je reste subjuguée par cette appropriation de l’affaire par la France entière. Par les « marches blanches » auxquelles se greffent, sous le coup de l’émotion, un peu tout le monde, et même ceux qui ne sont eux-mêmes pas irréprochables (voir ainsi l’excellent Laëtitia ou la Fin des Hommes de Ivan Jablonka, prix littéraire du Monde et prix Médicis 2016)

Je pense aux jurés. Que les magistrats soient critiqués suite à une décision, c’est habituel. C’est loin d’être plaisant de se voir, parfois dans la presse, attaqué pour un prétendu « laxisme », mais, malheureusement, on sait que ça fait partie du métier. Mais les jurés. Qui ont vécu 15 jours durant l’horreur des faits, et qui ont été forcés par la loi de se prononcer sur une affaire juridiquement compliquée, et dans laquelle l’émotion menaçait de l’emporter sur la raison, alors même que l’article 353 du Code de procédure pénale ne mentionne que cette dernière. J’espère qu’on ne leur demandera pas de se justifier. Leur serment les protège, mais quand même. Qu’ils n’auront pas à subir des commentaires désobligeants de la part de leurs proches ou de leurs collègues, voire de ceux qui ont insulté l’acquittée et qui les reconnaîtraient en ville.

Je pense également aux journalistes. Durant l’audience, je me suis essayée au live-tweet, parce que certains me l’avaient demandé. Et j’ai réellement trouvé cela intéressant, y voyant des liens avec l’activité de retranscription des cabinets d’instruction, mais très complexe. Cependant, n’étant « suivie » que par un nombre restreint de personnes, je n’ai pas eu à subir les réflexions et commentaires désobligeants que recevaient les chroniqueurs judiciaires. Je voyais quelques grands noms de l’exercice, des médias nationaux, dont Corinne Audouin (France Inter), Salomé Legrand (Europe 1), Delphine Gotcheaux (France Info), Vincent Vantighem (20Minutes), ou locaux comme Olivier Vidal (France Bleu pays d’Auvergne) et les journalistes de La Montagne répondre parfois en pleine nuit à ceux qui jugeaient sans avoir assisté aux débats, ou qui s’insurgeaient contre le verdict. Je salue la manière dont ils ont pu tenter d’expliquer les raisons qui ont pu conduire la Cour à un acquittement.

Aussi usant finalement que cela puisse être, j’aimerais pouvoir expliquer toujours davantage les décisions. Pourquoi ce qui peut paraître simple d’un point de vue complètement extérieur peut être extrêmement plus complexe à l’audience. Alors, oui, on motive nos décisions pour le justiciable concerné, les avocats et la Cour d’appel. Mais rien pour le public qui verra cela possiblement sur un réseau social et qui, sans connaître aucunement l’affaire, ne pourra qu’être tenté par les raccourcis et par les références à d’autres dossiers, qu’ils pensent similaires, dans lesquels l’issue a été tout autre. J’aimerais pouvoir dire que le droit ce n’est pas de la morale, mais je crois que dans ce dossier-là, c’est peine perdue. L’émotion créée par la disparition de la fillette a érigé certains de ceux qui se sont mobilisés en véritables censeurs estimant qu’il doit exister une justice qui ne s’embarrasse pas de détails comme les charges suffisantes et le doute raisonnable.


Pour les personnes qui ne sont pas abonnées au Monde, un lien vers une émission de France Culture du samedi 26 novembre 2016, où Pascale Robert-Diard et Corinne Audouin échangent sur leur ressenti vis-à-vis de ce procès hors normes.


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