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Constitutionnalité de la présomption d’intentionnalité en matière de « favoritisme » : le débat est lancé

Le blog Dalloz - bley, 30/10/2012

Selon un arrêt de la chambre correctionnelle de la cour d’appel de Saint-Denis de la Réunion du 20 février 2012 (n° RG 11/00234), la simple conscience par l’auteur de la violation d’une disposition légale ou réglementaire relative à l’attribution des marchés publics et à l’octroi d’un avantage injustifié suffit à traduire chez ce dernier son intention [...]

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Selon un arrêt de la chambre correctionnelle de la cour d’appel de Saint-Denis de la Réunion du 20 février 2012 (n° RG 11/00234), la simple conscience par l’auteur de la violation d’une disposition légale ou réglementaire relative à l’attribution des marchés publics et à l’octroi d’un avantage injustifié suffit à traduire chez ce dernier son intention de favoriser la commission de l’infraction d’atteinte à la liberté d’accès et à l’égalité des candidats dans les marchés publics.

Bien que la loi demeure particulièrement silencieuse sur ce point, l’infraction d’octroi d’avantage injustifié, plus communément dénommée délit de « favoritisme », exige un dol général, à savoir la conscience par son auteur de la violation d’une disposition législative ou réglementaire. En effet, depuis son introduction au code pénal (C. pén., art. 432-14), ce délit est soumis, en l’absence de texte spécifique contraire, aux dispositions générales de l’article 121-3, alinéa 1er, réputant toute infraction, à l’exclusion des contraventions, commise intentionnellement. Ainsi, la preuve par les juges d’une intention dûment établie, exclusive de la volonté de favoriser (Crim. 14 janv. 2004, n° 03-83.396, Bull. crim. n° 11), est exigée, sans quoi la relaxe des personnes poursuivies ne peut qu’être prononcée (Aix-en-Provence, 27 mars 2002 ; Montpellier, 1er avr. 2003).

Cependant, depuis quelques années, les juges s’affranchissent ouvertement d’une telle exigence, déduisant l’intention frauduleuse de l’auteur du manquement à la réglementation (Crim. 16 janv. 2002, n° 00-86.337). En effet, selon eux, il suffit d’établir que le prévenu a « accompli, en connaissance de cause, […] un acte contraire aux dispositions législatives et réglementaires ayant pour objet de garantir la liberté d’accès et l’égalité des candidats dans les marchés publics et délégations de service public » (Crim. 14 janv. 2004, n° 03-83.396, préc. ; 20 avr. 2005, n° 04-83.017, Bull. crim. n° 139 ; 10 sept. 2008, n° 08-80.589), cette connaissance se déduisant, selon les juges, de données objectives telles que la fonction du prévenu (Crim. 15 sept. 1999) d’un avis préalable donné, d’un mauvais choix de procédure ou encore d’un simple défaut de vigilance (Crim. 16 janv. 2002, n° 00-86.337, préc.).

L’élément intentionnel ainsi réduit, la seule constatation du non-respect objectif de l’une des règles de passation des marchés publics suffit à retenir que celle-ci a été nécessairement violée par l’auteur en connaissance de cause de sorte qu’il se trouve, en pratique, dans l’impossibilité de prouver sa propre ignorance auxdites règles. À cet effet pervers, s’ajoute le fait que cette règle heurte directement le principe formulé par le Conseil constitutionnel dans deux décisions des 16 juin 1999 (Cons. const., 16 juin 1999, n° 99-411-DC, consid. 16) et 25 février 2010 (Cons. const., 25 févr. 2010, n° 2010-604-DC, consid. 11) exigeant, dans la définition d’une infraction criminelle ou délictuelle, l’« inclu[sion], outre l’élément matériel de l’infraction, [de] l’élément moral, intentionnel ou non ». En conséquence, le prévenu décida, dans l’espèce qui nous préoccupe, de poser à la cour d’appel de Saint-Denis de la Réunion une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) portant sur l’interprétation constante par la chambre criminelle – comme il y est autorisé (V. not. Cons. const., 6 oct. 2010, n° 2010-39-QPC, consid. 2 ; 14 oct. 2010, n° 2010-52-QPC, consid. 4 ; 8 avr. 2011, n° 2011-120-QPC, consid. 9 ; 6 mai 2011, n° 2011-127-QPC, consid. 5) – des dispositions de l’article 432-14 du code pénal « n’a[yant] pas été à ce jour examinée par le Conseil constitutionnel, contrairement […] aux dispositions du texte lui-même ayant fait l’objet d’un contrôle du Conseil constitutionnel l’ayant déclaré conforme à la Constitution ». En ce qu’elle déduit l’intentionnalité de l’auteur de la seule matérialité des faits commis par celui-ci, la lecture de cet article serait contraire, outre aux deux décisions constitutionnelles susvisées, aux articles 8 et 9 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Cependant, la cour d’appel refusa de transmettre cette question à la Cour de cassation faute, pour elle, de présenter un caractère sérieux.

Cette position ne saurait convaincre. S’agissant, d’une part, de la violation de l’article 8 relatif au principe de la légalité des délits et des peines. Les juges du quai de l’Horloge, par cette interprétation jurisprudentielle plus qu’audacieuse, se départissent sensiblement des prescriptions de l’article 111-4 du code pénal, corollaire du principe de légalité criminelle, exigeant une interprétation stricte de la loi pénale. En outre, la déduction de l’élément moral de l’élément matériel, faisant de cet élément moral une donnée purement et simplement superfétatoire, méconnaît frontalement l’élément légal de l’infraction exigeant la réunion de deux éléments constitutifs.

S’agissant, d’autre part, de la violation de l’article 9 relatif à la présomption d’innocence. Pour déduire l’intention de l’auteur de la fonction – c’est ce que reprochait le prévenu en l’espèce –, les juges partent du postulat que le fonctionnaire est un bon fonctionnaire qui connaît nécessairement la loi. Aussi, lorsque celui-ci la viole, c’est qu’il le fait fatalement de manière intentionnelle. Cependant, en se livrant à une telle interprétation, les juges instituent à l’endroit de l’auteur une véritable présomption de culpabilité. Or, s’il est admis la possibilité d’instituer des présomptions de culpabilité, ces dernières doivent, par principe, demeurer « exceptionnelles » (Cons. const., 16 juin 1999, n° 99-411-DC, consid. 5, préc.) et strictement encadrées, la jurisprudence en vigueur rappelant d’ailleurs que « le législateur ne saurait instituer de présomption de culpabilité en matière répressive ». Ainsi, le Conseil constitutionnel impose clairement au législateur le respect de ce principe lors de la rédaction de textes d’incrimination mais aussi et surtout aux magistrats chargés de les appliquer sous peine de dénaturer et d’ôter toute substance et effectivité à l’article 9 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen ; d’où le rappel subtil des Sages aux juges judiciaires que « la culpabilité ne saurait résulter de la seule imputabilité matérielles d’actes pénalement sanctionnés » (Cons. const., 16 juin 1999, n° 99-411-DC, consid. 16, préc. ; 16 sept. 2011, n° 2011-164-QPC, M. Antoine J.).

Niant ces éléments, la cour d’appel reprend la solution en vigueur, considérant, contrairement à ce que soutenait de prévenu, que « la Cour de cassation ne fait pas abstraction de tout élément intentionnel de l’infraction […] en ce qu’elle rappelle de façon constante que l’infraction doit avoir été commise “sciemment” ou “en connaissance de cause” » de sorte que « la conscience de la violation d’une disposition légale ou réglementaire relative à l’attribution des marchés publics et de l’octroi d’un avantage injustifié suffit à traduire l’intention de favoriser la commission de l’infraction ». Cependant, ce qu’elle ne dit pas est que cette conscience se trouve précisément déduite de la matérialité des faits…

Si cette pratique peut trouver son fondement dans la volonté législative initiale (L. n° 91-3, 3 janv. 1991, JO 5 janv.) de faire du délit de favoritisme un délit dépourvu d’élément intentionnel et d’intérêt personnel (M. Suchod, Rapp. Ass. nat. n° 1758, 22 nov. 1990, JOAN CR 23 nov.) de sorte qu’« une négligence, une indiscrétion voire un bavardage intempestif [pouvaient] tomber sous le coup de l’incrimination » (L. Bernard, Rapp. Sénat n° 161, 13 déc. 1990, JO Sénat CR 14 déc.), il n’en demeure pas moins que la présomption d’intentionnalité reste largement utilisée par la jurisprudence dans d’autres infractions d’affaires à l’instar de l’abus de biens sociaux (V., not., Crim. 28 nov. 1994, nos 94-80.524 et 94-81.818, 2 esp. ; 20 juin 1996, n° 95-82.078, Bull. crim. n° 271 ; 14 mai 1998, n° 97-82.442 ; 9 juill. 1998, n° 97-80.511 ; 15 sept. 1999, n° 98-83.237 ; 31 oct. 2000, n° 99-87.399), de la tromperie (Crim. 12 avr. 1976, n° 75-91.883, Bull. crim. n° 113 ; 17 mars 1993, n° 92-81.801, Bull. crim. n° 123 ; 13 janv. 2009, n° 08-84.908) ou encore du délit d’initiés (T. corr. Paris, 11e ch., 18 avr. 1979 ; Paris, 6 juill. 1994, Péchiney ; T. corr. Paris, 12 sept. 2006, Sidel ; plus réc., CEDH, 5e ch., 6 oct. 2011, aff. 50425/06, Soros c. France).

Alors que l’élément intentionnel avait été érigé en rempart à une pénalisation outrancière, caractéristique du droit pénal des affaires, nous ne pouvons qu’espérer que la persévérance du juriste, qui a déjà fait ses preuves (V., par ex., le refus, dans un premier temps, de la Cour de cassation de transmettre les QPC relatives à l’exigence de motivation des cours d’assises (Crim. 19 mai 2010, nos 09-82.582, 09-83.328 et 09-87.307, à paraître au Bulletin) pour finalement les transmettre (Crim. 19 janv. 2011, nos 10-85.159 et 10-85.305, Bull. crim. nos 11 et 12) au Conseil constitutionnel (Cons. const., 1er avr. 2011, n° 2011-113/115), permettra de voir la constitutionnalité de la présomption d’intentionnalité désormais dénoncée, à nouveau posée et examinée par le Conseil constitutionnel.

Julie Gallois
ATER à l’Université de Versailles-Saint-Quentin


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