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Procédure 2012/01 (5e partie)

Journal d'un avocat - Eolas, 15/02/2012


Gendarmerie de Mordiou Sur Armagnac, samedi, aux alentours de potron-minet.

Réveil matinal à 6 heures pour moi. Il est tôt. Enfin, c’est ainsi, lors d’une garde à vue, il ne faut pas trop compter ses heures. On réveille André vers 6h45, étant donné qu’il faut lui notifier ses droits avant 7h30.

— Bonjour M. Biiip. Un café ?
— Oui, je veux bien. Et j’aimerais bien me passer un coup d’eau sur le visage si c’était possible.
— Bien sûr, Max va vous accompagner au lavabo. Aucun problème cette nuit au fait?
— Non, non, je n’ai pas très bien dormi mais bon, ça a été. Ce n’est pas très confortable vos matelas..
— Je le sais mais nous n’avons rien d’autre, donc on fait avec ce que l’on a. Comme on entre sur la prolongation de garde à vue, on va vous renotifier vos droits. On vient de recevoir le fax du Procureur. Vous allez avoir droit à un deuxième entretien avec votre avocat si vous le redemandez.
— Ah ?
— Vous voulez voir un médecin, faire prévenir quelqu’un ?
— Non, pas de médecin. On est samedi, je suis de repos, mes enfants viennent le week end prochain, je n’ai personne à avertir. Mais qu’est-ce qu’il va se passer ensuite? Ça va donner quoi vos vérifications? Je serai sorti pour recevoir mes gosses vendredi prochain ?
— Votre destin n’est pas entre mes mains. Cela dépendra du Procureur qui lui seul peut décider de l’orientation qu’il veut donner à votre affaire. Je pense le contacter dès qu’on aura fait les vérifications qui si elles confirment vos dires, seront susceptibles d’être plutôt bon signe pour vous. Signez ici, j’ai coché la case avis à avocat, je vais le prévenir tout de suite. Allez M. Biiip, on se retrouve tout à l’heure pour l’audition.
— D’accord.

Maitre Eolas arrive dès 7h45 à la gendarmerie. (On ne change pas les bonnes habitudes, encore une fois à l’heure, le paradis) Il m’a indiqué par téléphone qu’il a fait en sorte que son épouse s’occupe de ses enfants ce matin, comme cela, il pourra avoir sa matinée au cabinet pour s’occuper des dossiers d’hier qu’il a dû repousser. Je vire Max de son bureau pour l’entretien de prolongation, et laisse André en présence de son avocat. Je vais mettre à profit ce répit pour préparer le bureau pour l’audition et m’assurer que la procédure est en ordre. S’il y a défèrement au tribunal, la procédure devra partir avec André.

Dans le bureau de Max

— Bonjour Monsieur Biiip. Comment ça va ?
— Boaf. Un peu fatigué. J’ai eu du mal à m’endormir.
— Vous avez mangé ?
— Non, je n’y arrive pas.
— Je sais, c’est le cas de tous les gardés à vue, mais c’est important. Il faut que vous gardiez des forces. Faites un effort ce midi, s’il vous plaît. La journée va être longue.
— Entendu. J’essaierai.
— Bon. On va avoir un nouvel interrogatoire, tout de suite après cet entretien. Je ne sais pas si les gendarmes ont eu le temps de faire des vérifications, mais ça me semble un peu tôt pour ça. À ce propos, vous pouvez me parler un peu de cette histoire de supermarché ? Vous avez fait des courses lundi soir ?
— Ouais, au Buy N’Large de Sainte-Rachida-En-Louboutin, c’est sur le chemin pour rentrer du boulot, du coup j’ai l’habitude d’aller là-bas.
— Vous êtes sûr de vous ? Parce que les gendarmes vont, si ce n’est déjà fait, se rendre sur place, demander à visionner les images de vidéosurveillance du magasin, interroger les caissières, et votre ami que vous dites avoir croisé…
— Ah bon ?
— Oui, qu’est-ce que vous croyez ? C’est pour ça que je dis qu’il ne faut pas mentir en garde à vue : ils vérifient, et si ce qu’on leur a dit est faux, ça les met de mauvais poil et surtout ça vous fait passer pour un coupable qui s’invente un alibi.
— Je vois.
— Donc je répète ma question : vous êtes sûr que vous y étiez lundi soir ?
— Oui. Ça m’était sorti de la tête.
— Et c’est bien ce lundi que vous avez croisé votre ami ? Il le confirmera ? Car lui, vous pouvez être sûr qu’ils vont l’appeler et même le convoquer pour noter son témoignage.
Là, j’aurais tendu toutes les perches pour permettre une rétractation élégante si c’était un bobard.
— Oui, j’en suis sûr. Sûr e tcertain. J’ai le ticket de  caisse, je les garde toujours si je dois rendre des produits, et puis il y a des bons de réduction au dos.
— Où est-il, ce ticket de caisse ?
— Chez moi, dans une boite dans la cuisine.
Évidemment, ça n’a pas attiré l’attention des gendarmes lors de la perquisition. On va lancer un dernier avertissement. S’il maintient, je considérerai désormais que ce qu’il dit est vrai. Mais alors il va falloir accuser la plaignante de mentir.
— C’est important ça. Mentionnez-le, ou si vous oubliez, je vous demanderai en fin d’audition si vous avez gardé le ticket de caisse (Ne poser que des questions dont on connaît la réponse). Mais vous avez bien compris qu’il faudra qu’ils le trouvent, sinon, ça se retournera contre vous.
— Oui, ils le trouveront sans problème, c’est le dernier, celui du haut de la boîte.
Bon sang, il est sûr de lui. Et merde, à tous les coups, tu es tombé sur le pire cas de figure : un innocent. Le stress absolu à défendre, car s’il est condamné, c’est que tu n’auras pas fait ton travail. Et surtout ça veut dire que je risque de devoir secouer une jeune fille de 14 ans lors de la confrontation. J’aurais dû écouter ma maman et faire huissier.
— Entendu. Il faut donner ces indications aux gendarmes lors de l’audition qui va suivre. Et notamment leur parler de cet ami que vous avez rencontré, et leur donner ses coordonnées. Je sais que ça va paraître téléphoné, mais ils feront les vérifications, ils ne peuvent pas faire autrement. J’espère que votre ami sera joignable. Donnez-moi son nom et son numéro de téléphone si vous le connaissez.
— Claude Ication. Non, il est dans mon portable.”
La peste soit des mémoires électroniques.
“Vous allez le contacter ?
— A priori non, la gendarmerie le fera, mais si pour quelque raison elle ne parvient pas à le joindre ou que moi, j’ai besoin de lui parler, ou de le citer comme témoin en cas de comparution immédiate, j’ai besoin de connaître ses coordonnées. La recherche des preuves qui vous sont favorables fait partie de ma mission. Autre chose. Je pense désormais qu’une confrontation avec Sylvia est inévitable. Elle sera peut-être assistée d’un avocat. Lors de la confrontation, vous ne lui adressez pas la parole. Vous répondez aux questions du gendarme, de l’avocat de Sylvia et aux miennes, sauf si je vous dis de vous taire.
— Et si elle me parle ?
— Vous ne devez pas lui répondre. C’est filmé, et on pourrait facilement vous soupçonner de faire pression sur elle, ce serait désastreux. Je sais que ce sera difficile. Contrôlez-vous.
— D’accord.
— Encore autre chose. Vous ne la traitez pas de menteuse.
— Mais elle ment !
— Je sais. Mais là aussi, ça pourrait passer pour une pression. Dire que Sylvia est une menteuse, c’est mon boulot. Si on vous demande si elle ment, vous répondez que tout ce que vous pouvez dire, c’est que vous ne lui avez rien fait, et que vous étiez à Sainte-Rachida au moment des faits. Après ça, ment-elle, se trompe-t-elle, a-t-elle eu des hallucinations, vous n’en savez rien et moi non plus. Vous dites ce que vous avez vu, ce que vous avez dit, ce que vous avez fait. Ce qu’il y a dans le crâne de Sylvia, c’est pas notre affaire. Il y a des victimes d’agressions qui dénoncent quelqu’un d’autre que l’auteur car elles n’ arrivent pas dénoncer le vrai coupable. On voit des choses bizarres. Il est peut-être arrivé quelque chose de grave à Sylvia lundi, ce n’est pas la peine de risquer de l’enfoncer ou de la bloquer. Votre tâche consiste à dire la vérité sur ce que vous avez fait. La discussion des preuves, je m’en occupe. Je saurai y mettre la fermeté et les formes nécessaires.
— Je comprends. Merci.
— Pas de quoi. C’est mon métier. Restons un moment sur l’hypothèse que Sylvia est une menteuse. Pourquoi mentirait-elle pour vous attirer des ennuis ?
— J’en sais rien. Ça n’a pas de sens. Je la connais depuis toute gamine, je lui sers de contact avec son père. Elle est devenue plus difficile avec l’adolescence, mais je ne lui ai rien fait de mal.
— Elle a été en colère contre vous récemment ?
— Sylvia est devenue très dure, très cassante avec tout le monde il y a deux-trois ans. Du coup je fais plus trop attention, ça lui passe vite. La dernière fois, c’était il y a 15 jours. C’était un truc sans importance, d’ailleurs ça m’était sorti de la tête. Elle était furieuse et m’a fait la gueule plusieurs jours. Je sais même pas si elle a fini.
— C’était à quel sujet ?
— Je ne me souviens plus. C’était pas important, mais elle en a fait une montagne. J’ai pas fait attention, j’attends que ça lui passe.
Je note “engueulade récente. Motif : ?”. Mouais. Ça fait léger comme mobile. Il faudra trouver mieux.
— Vous ne voyez rien d’autre ?
— Non, ça été la dernière grosse colère qu’elle a piquée. Les précédentes que j’ai vues, c’était contre sa mère, j’ai plutôt aidé à calmer le jeu.
— Bon. Parlez-en quand même aux gendarmes, de cette engueulade. Tout ce qui peut fournir un début d’explication à une fausse accusation est bon à prendre. Je vous le dis franchement, ça me paraît léger comme explication, et ça leur paraîtra léger à eux aussi, et un peu sorti du chapeau. Mais bon, comme ça, ils poseront la question lors de la confrontation et ça viendra d’eux, pas de moi. Voilà, ça fait presque trente minutes. Des questions ? Non ? Alors on y va. Je vais appeler le gendarme, restez assis jusqu’à ce qu’ils viennent vous chercher.”

Dans le bureau du Maréchal-des-Logis-Chef.

Bon allez, c’est reparti. Il est temps de reprendre. M. Biiip s’étant entretenu avec son avocat, on devrait repartir sur de nouvelles bases. J’espère que ce dernier lui a bien demandé s’il n’avait pas autre chose à nous signaler afin d’éviter de nouvelles surprises. Tant qu’il est là, autant qu’il serve aussi à l’enquête. Dès le début, André me confirme ses précédentes déclarations, à savoir, vers 17 h, il se trouvait bien au Buy N’Large de Saint Rachida en Louboutin à faire ses courses. Il a acheté des produits d’entretien et de l’alimentaire. Il a rangé son ticket de caisse dans une boîte dans sa cuisine (on est passé à côté lors de la perquisition shit… Il va falloir qu’on retourne avec lui le chercher, extra…)Il a croisé son ami Claude en sortant et a discuté un peu avec lui. Il se rappelle également avoir eu un léger conflit avec Sylvia. Cela concernait le père de cette dernière mais il ne se souvient plus de la raison. Je lui demande pourquoi il ne nous en avait pas parlé la veille. Il ne sait pas. Il avait oublié. Ca lui est revenu cette nuit. Je m’interroge, essaie-t-il de justifier la plainte portée par Sylvia par l’existence de cette altercation? Ou Sylvia l’accuse t-elle en réponse à celle-ci ? Je ne sais pas. On verra par la suite… Mais ce dossier sent fortement le moisi (Décidément lui, la mémoire ne lui revient que par à coup) Je retranscris fidèlement ses propos. Son avocat ne tique toujours pas. Je me demande si ce n’est pas lui qui a invité André à parler de ce problème lorsqu’il l’a vu ce matin en entretien. Par ailleurs, en sa présence, nous récupérons le numéro de téléphone de son ami Claude dans son répertoire téléphonique (Tiens ? l’avocat le note lui aussi). Je le mentionne bien dans l’audition afin qu’il n’y ait pas de quiproquos sur la manière dont nous avons obtenu celui-ci. (On ne sait jamais)

De leur côté, les collègues ne perdent pas de temps. L’un d’eux, après l’avoir contacté, entend Claude Ication, heureusement disponible, qui sans savoir le motif exact de son audition (Dans ce genre d’audition, il ne s’agit pas d’orienter le témoin vers ce que l’on voudrait entendre. Il ne s’agit pas non plus de faire coller son témoignage à ce que l’on sait, mais de le laisser s’exprimer librement en lui posant des questions relatives à ce qu’on veut savoir.) confirme avoir rencontré André au sortir du Buy N’Large de Sainte-Rachida-En6Louboutin. Ils se sont parlés, de tout et de rien, de rugby notamment car l’US Mordiou reçoit bientôt le Racing Castelpitchounien. André avait des sacs de course à la main. Ca a duré peut-être 5 à 10 minutes. Deux autres sont allés au supermarché où ils ont pu visionner la bande de vidéosurveillance, et ainsi vérifier les dires d’André. Et en effet, les caméras braquées à l’entrée du magasin enregistrent les allées et venues des clients. A la date et heure des faits, André est bien vu rentrer et sortir de celui-ci une dem-heure après. Cela corrobore ses dires et rend matériellement impossible qu’il ait agressé Sylvia à 17 heures.

Aïe, ça se complique ! J’en informe André et son avocat restés avec moi au bureau en audition, qui d’un coup se rassurent… Enfin ! Enfin des éléments qui vont dans son sens ! Il ne peut pas être physiquement à deux endroits en même temps, c’est impossible, à moins de disposer du don d’ubiquité… D’un autre côté, je me dis que peut-être Sylvia s’est trompée dans les horaires, ce qui est largement envisageable lorsqu’une personne est en état de choc…Ou elle ment…Je ne sais quoi penser… Je leur indique que pour asseoir ces éléments, j’envisage de faire un saut à son domicile avec lui pour récupérer le fameux ticket de caisse (Qui peut le plus peut le moins !) Son avocat est bien sûr ravi, je pense qu’il a saisi qu’on venait de découvrir des éléments favorables à son client. En mettant fin à l’audition, je l’avise que je vais en informer immédiatement le Procureur et qu’ensuite, nous irons chercher le ticket de caisse au domicile d’André.

— Maître, avez vous des questions, des observations ?
— Pas de question, et hormis “Youpi”, pas d’observations. Inutile de les mentionner au PV.
Mon client n’étant plus vraiment suspect, je peux me permettre un peu d’humour. Mais en fait, j’ai envie de sauter partout et de danser sur le bureau.
— Etrange comme d’un coup je vous sens rasséréné. Je le comprends. Je pense que l’on reprendra à 14 heures ensuite. Sans vouloir trop m’avancer sur la décision du Procureur, je pense que ça sent la confrontation et donc que l’on reprendra par celle-ci. Je n’ai plus de questions à poser à votre client.
— La garde à vue s’impose-t-elle vraiment au regard de ces éléments nouveaux ?
Qui ne tente rien n’a rien, mais je me doute de la réponse.
— Il reste la confrontation à faire, et à ce stade, on a encore besoin des explications de la plaignante, qui doit demeurer à l’abri de toute pression. Je ne pense pas que le procureur voudra mettre fin à la garde à vue.
— On est encore loin de l’application rigoureuse de l’article 62-2 du CPP qui exige que la garde à vue soit l’unique moyen de parvenir à un des objectifs qu’il mentionne. Mais bon, puisque je n’ai pas de recours, qu’y puis-je ? 14 heures, je serai là.
Habeas corpus, je crie ton nom. Bon, filons au cabinet, j’ai les conclusions du dossier Michu à terminer, je devrais pouvoir y passer une heure, une heure et demie.
— Entendu. Bon appétit à vous. A tout à l’heure Maître (Il n’a pas forcément tort dans un sens mais bon, on ne peut pas se permettre non plus que M. Biiip exerce des pressions éventuelles sur Sylvie. C’est à mon avis dans ce sens qu’ira le parquet)


Récapitulons : Sylvia se plaint d’avoir été agressée par André lundi vers 17 heures. Lui, de 17h à 17h30, se trouve au supermarché. Il croise un ami en sortant et discute un peu avec lui. Ca nous emmène à 17h45 environ. A 18 heures, Sylvia est avec sa mère à la brigade pour déposer plainte. Ca fait short en créneau horaire ! Un quart d’heure pour se faire agresser, fuir, rentrer chez elle, venir à la brigade…. Là, y’a un truc !

Forte de tous ces éléments, j’appelle le Procureur Gascogne afin de l’informer de la situation.

— Mes respects M. le Procureur, MDL/Chef Tinotino, je vous rappelle au sujet de la garde à vue de M. Biiip. Il était bien au supermarché, on le voit sur la bande de vidéosurveillance. On a d’ailleurs eu de la chance, à un jour près, elle était effacée…L’ami dont il nous a parlé confirme également l’avoir croisé durant le créneau horaire des faits. On va par ailleurs retourner à son domicile avec lui pour récupérer son ticket de caisse car il l’a gardé. Si vous voulez mon avis, ça commence à sentir mauvais cette histoire. Soit la victime s’est trompée sur les horaires, soit elle ment parce que ça ne colle pas.
Effectivement, il y a un très léger problème. À moins que la gamine ne se soit trompée sur l’heure. Bon… Je suppose que vous avez prévu de la réentendre ?
— Oui.
— Il faudrait peut-être la faire voir par un psychologue, si on en a le temps sur la durée de la garde à vue. Et puis on ne va pas couper à une confrontation. Pensez à contacter la permanence des avocats pour qu’elle puisse être assistée pour cet acte. Et tenez moi au courant… (je sens que mon défèrement prend l’eau. C’est les collègues qui vont être contents).
— Ok, on va faire la confrontation à 14 heures, ça me semble bien. Bonne journée !
Grmmblh.

Il est 10h28.

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