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Secret de la défense nationale et office du juge administratif

K.Pratique | Chroniques juridiques du cabinet KGA Avocats - Laurent-Xavier Simonel, 3/05/2012

L’huis du secret de la défense nationale est, en général, heurté par le juge pénal. Par exemple, lors des instructions ouvertes sur certaines ventes à l’exportation ou, plus récemment, sur certaines circonstances des opérations extérieures en Côte d’Ivoire ou en Afghanistan. Le juge administratif n’en a que rarement l’occasion ; même dans les contentieux nés des marchés de défense pour lesquels la pratique actuelle montre que le litige ne se niche pas – ou très peu - dans les pièces contractuelles classifiées. Pourtant, la confrontation entre l’office du juge administratif et le régime de protection du secret de la défense nationale devient source d’interrogations dans l’exercice du droit d’accès aux documents administratifs. Elle conduit à un enrichissement des nuances des tonalités du principe du contradictoire déclinées sous la clé du respect des intérêts légitimes. Deux associations demandaient communication de rapports établis à la suite des tirs d’expérimentation nucléaire menés entre 1960 et 1996, dans le Sahara jusqu’en 1964, puis en Polynésie française.
Pourtant, ces rapports classifiés ne sont pas communicables car leur consultation ou leur communication porterait atteinte au secret de la défense nationale (art. 6-2°-b) de la loi n° 78-753 du 17 juillet 1978 portant diverses mesures d'amélioration des relations entre l'administration et le public et diverses dispositions d'ordre administratif, social et fiscal. Ils ne le deviendront, sous leur qualité d’archives publiques, que 50 ans après la date du document le plus récent inclus dans le dossier (art. L. 213-2-3° du code du patrimoine). Ainsi, les cartons de la direction de la mémoire, du patrimoine et des archives du ministère de la défense ne pourront s’ouvrir qu’en 2024 pour les activités sahariennes (CADA, avis 20073644 du 27 septembre 2007 s’opposant à une demande de consultation, à titre dérogatoire, eu égard aux risques trop importants d’atteinte aux secrets protégés par la loi). En 2046, seulement, pour leurs suites polynésiennes.

Mais le surgissement trop tardif de la mémoire collective s’accommode mal avec les aspirations à une justice immédiate. Aux échéances lointaines fixées par le code du patrimoine, il ne reviendra plus qu’aux ayants droit d’envisager les résidus des actions que les protagonistes des essais nucléaires entendent mener de leur vivant. En sens inverse, l’histoire peut emporter de conséquences de sécurité mal maîtrisées lorsqu’elle doit s’écrire au présent. L’œuvre de transparence menée dans plusieurs pays de l’ancien bloc soviétique a montré quelques uns de ces effets collatéraux. L’on n’oubliera pas qu’au cas présent la loi n°2012-2 du 5 janvier 2012 a fixé le régime d’indemnisation des victimes des essais nucléaires français, et que récemment, le décret n°2012-604 du 30 avril 2012 a encore étendu les conditions de recevabilité de demandes d’indemnisations.

Dans l’équilibre oscillant entre transparence et secret, le Conseil d’Etat vient de valider la solution volontariste retenue par le jugement avant-dire droit du 7 octobre 2010 du tribunal administratif de Paris qui a ordonné au ministre chargé de la défense de saisir la commission consultative du secret de la défense nationale (CCSDN) pour lui demander son avis sur la déclassification et la communication de ces rapports (CE, 20 février 2012, ministre de la défense et des anciens combattants, n° 350 382, aux conclusions de Delphine Hedary, qui ne sont pas encore disponibles au moment de ces lignes).

La CCSDN est une autorité administrative indépendante organisée et fonctionnant selon les dispositions des articles L. 2312-1 à L. 2312-8 du code de la défense. Toute juridiction française, dans le cadre d’une procédure engagée devant elle, peut demander la déclassification et la communication d’informations, protégées au titre du secret de la défense nationale, à l’autorité administrative en charge de la classification. Cette demande impose la saisine de la CCSDN pour qu’elle rende son avis (art. L. 2312-4 du code de la défense) en prenant en considération, notamment, les missions du service public de la justice et les droits de la défense ainsi que la nécessité de préserver les capacités de défense et la sécurité des personnels (art. L. 2312-7 du code de la défense).

Le tribunal administratif est allé un peu plus loin. Sans remettre en cause la faculté reconnue par la loi au ministre chargé de la défense de suivre ou non l’avis devant être rendu par la CCSDN, il lui ordonnait, en outre, pour le cas bien probable où le ministre persisterait à s’opposer à la communication demandée, de produire dans le dossier contentieux mis au contradictoire « tous éléments d’information sur les raisons de l’exclusion des documents en cause, dans des formes préservant le secret de la défense nationale ». L’hypothèse retenue est celle d’un avis de la CCSDN favorable à la déclassification ou à une déclassification partielle, que le ministre n’entendrait pas suivre.

Première inflexion innovante : le ministre devra se justifier de sa décision persistant à refuser la communication des informations dont il estime qu’elles doivent demeurer protégées.

Mais comme il doit le faire dans le respect du secret de la défense nationale, l’on voit mal comment le ministre pourrait éviter un exercice purement tautologique. Il faut exclure les documents en cause, devrait-il dire, parce qu’un secret est un secret et qu’il est impossible de compromettre le secret en indiquant sur quoi il porte … L’on comprend aisément que, pour la dissuasion nucléaire, l’existence du secret peut, en elle-même, devoir être tenue secrète. D’autant que la présentation par le ministre des raisons de sa décision renouvelée de ne pas communiquer les documents demandés doit se faire, on l’a vu, « dans des formes préservant le secret de la défense nationale ». Certaines de ces formes pourraient imposer la classification de cette présentation elle-même.

En cas d’avis de la CCSDN défavorable à la déclassification, la simple référence au sens de cet avis devrait constituer un élément d’information pertinent, même si ce sens est destiné, en tout cas, à être publié au Journal officiel et bien que ce sens ne soit pas motivé. Tout au plus, lorsque l’avis se prononce pour une déclassification partielle, son sens, rendu public, précise le périmètre qu’elle devrait couvrir, pour que puisse être vérifié en aval si l’autorité administrative a ou non suivi l’avis, ce qui n’est pas un élément de motivation.

En revanche, en cas de maintien du régime de classification malgré un avis de la CCSDN favorable, au contraire, à la déclassification totale ou partielle, la détermination des « éléments d’information sur les raisons de l’exclusion des documents en cause » incombera en propre au ministre. Il est probable que ces raisons propres au ministre portées au contradictoire des parties orienteront le débat l’avis lui-même. Cet avis n’est pas destiné à être rendu public (à la différence de son sens) et il peut contenir, à la seule intention du ministre, des commentaires ou des précisions que la CCSDN croit utile de formuler à ce seul destinataire. Comment vérifier la cohérence entre les « éléments d’information sur les raisons de l’exclusion des documents en cause » et les données en sens inverse qui pourraient avoir été prises en considération par l’avis ?

Cette inflexion ne doit pas faire oublier que la CCSDN bénéficie de garanties d’indépendance qui ont été reconnues par le Conseil constitutionnel. Le processus établi par le code de la défense en vue de la levée du secret de la défense nationale a été jugé conforme à la Constitution, comme opérant une conciliation qui n’est pas déséquilibrée entre les exigences constitutionnelles respectives du droit à l’exercice d’un recours juridictionnel effectif et du droit à un procès équitable, d’une part et, d’autre part, de la sauvegarde des intérêts fondamentaux de la Nation (décision n° 2011-192 QPC du 10 novembre 2011, madame Ekaterina B. et al.).

Seconde inflexion : la justification n’est pas réservée au seul tribunal mais elle est destinée à être débattue contradictoirement entre les parties. Or, dans les contentieux mettant en cause le secret des affaires, en particulier dans le référé précontractuel où la question est permanente, la communication des informations critiques, tout à la fois pour les entreprises en conflit et pour la solution du litige, est souvent réservée au seul juge qui concilie ainsi le principe du contradictoire et la préservation des secrets légitimes. Le secret de la défense nationale serait-il moins sanctuarisé que le secret des affaires ?

Le Conseil d’Etat dissipe le doute.

Lorsqu’une juridiction administrative initie une nouvelle évaluation de la pertinence et de la justification de la classification au regard des enjeux du contentieux qui lui est soumis et des droits de chaque justiciable à voir sa cause pleinement jugée, elle peut demander plus que la simple communication de l’avis de la CCSDN et de la décision ministérielle prise à sa suite, à la condition que la communication des éléments supplémentaires demandés, parce qu’ils sont utiles à la solution du litige, ne porte pas atteinte au secret de la défense nationale. L’on note que ce qui est demandé en plus ne porte pas sur la motivation de la décision persistante de protection du secret de la défense nationale : sont en cause les informations communicables pouvant être données sur les raisons de cette décision.

Le juge de cassation a décidé que la première juridiction a fait une correcte application de cette règle de droit. A dire vrai, le rapprochement de la solution du tribunal administratif, au moins telle qu’elle est énoncée par l’arrêt du Conseil d’Etat et de la règle de droit que celui-ci pose, pourrait laisser penser que le juge de cassation a choisi le procédé de l’usinage nanométrique pour faire passer le fil de première instance dans le chas de l’aiguille de la cassation.

En effet, la relation du jugement faite par le Conseil d’Etat indique le but poursuivi par l’ordre juridictionnel enjoignant la transmission des éléments d’information sur les raisons pour lesquelles la communication des documents doit, tout bien pesé, être finalement exclue. Cet ordre a pour finalité de « permettre au tribunal de se prononcer utilement sur les prétentions » du requérant.

Or, le Conseil d’Etat le regarde comme exempt d’erreur de droit car, s’il tend à permettre au juge « de se prononcer en connaissance de cause » - ce qui ne relève que de la nuance pointilliste par rapport au « prononcé utile » -, c’est aussi et surtout parce que la production ordonnée devra être faite « sans porter directement ou indirectement atteinte au secret de la défense nationale ». Faut-il déduire de cette exigence absolue (rappelée, retrouvée dans le jugement ou ajoutée à la marge ?) que la communication des motifs du maintien de la protection sanctuarisée du secret de la défense nationale devrait être adressée d’abord au juge seulement, pour que celui-ci puisse s’assurer que leur placement au contradictoire des parties ne pourrait pas porter une atteinte, même indirecte, à ce secret ?


Un point est certain. A chaque fois où l’intrusion dans le champ du secret - même pour le plus grave comme le secret de la défense nationale et a fortiori pour le plus trivial comme le secret des affaires - est justifiée par les besoins de l’office juridictionnel, il n’est plus possible de se borner à chercher refuge derrière l’incantation de l’existence de ce secret. Il faut s’expliquer devant son juge et, aussi, devant son contradicteur sur les raisons qui imposent la préservation du secret en cause, sans pour autant le révéler. C’est cette dernière limite et celle corrélative de la tautologie inadmissible qui restent à fixer dans la pratique contentieuse, spécialement dans le choc brutal et très bref du référé précontractuel.

En tout dernier lieu, l’on relèvera sans surprise le rappel de la compétence du tribunal administratif en premier et dernier ressort, ouvrant directement et exclusivement la voie au recours en cassation, pour les litiges en matière de communication de documents administratifs (art. R. 811-1 et R. 222-13-3° du code de justice administrative).

Le Conseil d’Etat fait une application stricte de ces dispositions, de telle sorte que les litiges en matière de réutilisation des informations publiques sont, eux, soumis à la voie de l’appel, bien qu’ils relèvent également de la compétence de la même CADA au titre d’un recours préalable obligatoire et sans que puisse être retenue ici une clé organique qui aurait pu expliquer que les contentieux initialement soumis à la même régulation par la CADA soient passibles de la même voie de recours. Ce, malgré la tendance des greffes des tribunaux administratifs à notifier, comme dans l’espèce rapportée, une voie de recours erronée (ici, en matière de communication de documents administratifs, la voie d’appel au lieu de celle de la cassation ; dans certains cas, en matière de réutilisation d’informations publiques, la voie de la cassation au lieu de celle de l’appel).


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