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Clauses Molière, acte III : non à la clause Molière, oui à la clause d’interprétariat !

K.Pratique | Chroniques juridiques du cabinet KGA Avocats - Stéphane Bloch, Fabien Crosnier, 19/12/2017

Le Conseil d’Etat et le Tribunal administratif de Lyon ont rendu à quelques jours d’intervalle deux décisions concluant, pour l’une, à la validité d’une clause d’interprétariat et, pour l’autre, à l’illicéité d’une clause « Molière », dans des marchés publics de travaux. Ces deux décisions devraient contribuer à clarifier l’état du droit sur cette question complexe à laquelle nous avions déjà consacré deux précédents articles. (1)
1. Le contexte
Prisées de certaines collectivités publiques, les clauses dites Molière visent à imposer dans les appels d’offres publics la maîtrise ou l’usage du français par les salariés concourant à l’exécution d’un tel marché. Elles se rencontrent parfois sous une forme édulcorée, la « clause d’interprétariat », qui se borne à prévoir l’intervention d’un interprète aux frais du titulaire du contrat.

Le dispositif a connu, comme on le sait, un parcours cahoteux : des parlementaires proposèrent d’abord de l’introduire dans la loi Travail à la faveur d’un « amendement Molière » mais l’idée fut finalement abandonnée. Les clauses Molière furent ensuite clouées au pilori par une instruction interministérielle du 27 avril 2017 qui les déclara « illégales » au regard tant du droit de l’Union européenne (i.e des principes de libre prestation de services et de non-discrimination) que du droit du travail français (le législateur n’imposant nulle part l’usage ou la maîtrise du français par les salariés eux-mêmes).

(1) Clauses Molière : traiter le mal à la Racine
Clause Molière, acte II : validation d’une clause d’interprétariat

2. L’arrêt du Conseil d’Etat du 4 décembre 2017
Les faits à l’origine de l’arrêt du Conseil d’Etat du 4 décembre 2017 étaient les suivants : la région Pays de la Loire avait engagé une procédure pour la passation d’un marché public de travaux dans un lycée . Le cahier des charges prévoyait, en substance, que l’intervention d’un interprète pourrait être demandée aux frais du titulaire du marché afin de présenter aux travailleurs détachés qui seraient amenés à intervenir sur le chantier, les droits sociaux qu’ils tiraient de l’article L.1262-4 du Code du travail ainsi que les règles de sécurité à observer. (2)

Il ne s’agissait donc pas à proprement parler d’une « clause Molière » au sens strict dans la mesure où il n’était pas question d’imposer l’usage exclusif du français par les salariés, mais d’une clause (moins contraignante) dite d’interprétariat. La préfète de région avait néanmoins estimé devoir saisir le juge administratif d’un référé pré-contractuel aux fins de faire annuler la procédure engagée par la région sur le fondement de l’atteinte qui aurait été selon elle portée à la liberté de la concurrence.

Par une ordonnance du 7 juillet 2017 que nous avions eu l’occasion de commenter , le juge des référés du tribunal administratif de Nantes avait reconnu la validité de la clause d’interprétariat aux motifs qu’elle s'appliquait sans distinction de nationalité des travailleurs et qu’elle était proportionnée aux objectifs de protection sociale des salariés et de sécurité des personnels et visiteurs sur le chantier . Le Ministre de l’intérieur s’est alors pourvu en cassation devant le Conseil d’Etat qui vient de rendre sa décision par un arrêt du 4 décembre.

En synthèse, le Conseil d’Etat a confirmé la validité de la clause d’interprétariat en adoptant le raisonnement suivant :

- Il résulte tant du droit de l’Union européenne (3) que du droit interne (4) que le pouvoir adjudicateur (en l’occurrence ici la région) peut « prévoir des conditions particulières concernant l’exécution d’un marché » (autrement dit ici imposer des prescriptions particulières aux candidats à l’appel d’offres) pour autant qu’elles soient « liées à l’objet du marché public ».

Encore faut-il accorder lesdites conditions aux libertés fondamentales garanties par le Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne.

- Sur ce dernier point, le Conseil d’Etat a retenu que la clause d’interprétariat était compatible avec les libertés fondamentales garanties par le droit de l’Union européenne, dès lors que :

o la clause s’applique indistinctement à toute entreprise quelle que soit sa nationalité : elle n’est donc pas discriminatoire ;

o quand bien même la clause aurait pour effet de « restreindre l’exercice effectif d’une liberté fondamentale garantie par le droit de l’Union » (à l’évidence les libertés économiques de circulation des travailleurs et de prestation de services), une telle restriction n’en serait pas moins :

 justifiée par un « objectif d’intérêt général », à savoir rendre « effectif l’accès de personnels peu qualifiés à leurs droits sociaux essentiels » (en s’assurant, par le recours à un interprète, que les salariés présents sur le chantier comprennent quels sont les droits dont ils disposent en application de la législation sur le détachement) et veiller à ce que « chaque travailleur directement concerné par l’exécution de tâches risquées sur le chantier est en mesure de réaliser celles-ci dans des conditions de sécurité suffisantes »

 proportionnée sous les réserves suivantes :

• la clause d’interprétariat doit être appliquée de manière à ne pas occasionner « de coûts excessifs au titulaire du marché » ;

• s’agissant du recours à un interprète lors des formations sur la sécurité, ce recours ne doit viser que les personnels « directement concernés » par l’exécution des tâches « signalées comme présentant un risque pour la sécurité des personnes et des biens ».

(2) Ce texte, qui transpose la directive « détachement » n° 96/71/CE du 16 décembre 1996, prévoit l’application d’un « noyau dur » de dispositions législatives et conventionnelles aux travailleurs temporairement détachés sur le territoire national, par exemple en matière (notamment) de libertés individuelles et collectives, de non-discrimination ou encore de durée du travail
(3) Directive 2014/24/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 février 2014, art. 70
(4) Ord. n° 2015-899 du 23 juil. 2015 relative aux marchés publics, art. 38-I

3. Le jugement du Tribunal administratif de Lyon du 13 décembre 2017
Dans l’affaire jugée par le Tribunal administratif de Lyon le 13 décembre 2017, le préfet de la région Auvergne-Rhône Alpes avait demandé au juge administratif d’annuler la délibération par laquelle le conseil régional avait adopté un « dispositif régional de lutte contre le travail détaché » (5) . A l’initiative de son président M. Laurent Wauquiez, la région avait notamment imposé l’introduction, dans les cahiers des clauses administratives particulières des marchés de travaux, d’une clause prévoyant que le titulaire du marché devrait s’engager à ce que « tous ses personnels, quel que soit leur niveau de responsabilité et quelle que soit la durée de leur présence sur le site, maîtrisent la langue française » ainsi que « la mise à disposition alternative d’un traducteur ». Les entreprises contrevenantes encouraient « une pénalité de 5% du montant du marché en cas de non-respect de la clause de langue française ».

Pour sa défense, la région faisait valoir, notamment, que les dispositions en cause auraient été justifiées par la volonté de « garantir la sécurité des travailleurs travaillant sur les chantiers de la région » et qu’elles n’auraient eu aucun caractère discriminatoire dès lors qu’elles se seraient appliquées « indistinctement aux entreprises françaises et aux entreprises établies dans d’autres Etats membres ».

Le tribunal administratif a néanmoins conclu à l’illicéité du dispositif et a annulé la délibération aux motifs, en substance, que la clause était généralisée à « l’ensemble des marchés de travaux de la région » et à « tous les salariés » et qu’il n’était dès lors pas établi qu’elle aurait pour effet de contribuer à « l’amélioration de la sécurité des salariés ou même à la lutte contre le travail détaché illégal ». Les juges ont également relevé qu’il résultait des divers documents que l’objectif de la région était ni plus ni moins que de « combattre » le recours au travail détaché afin « de n’avoir aucun travailleur détaché sur [les] chantiers [de la région] ». Le tribunal en a tiré la conséquence que l’objectif poursuivi était non pas d’assurer prétendument la sécurité des personnels sur les chantiers mais bien plutôt i[ « d’exclure les travailleurs détachés des marchés publics régionaux et [de] favoriser les entreprises régionales ». ]i Dès lors, la délibération était entachée de détournement de pouvoir et devait être annulée.

Une précision ici s’impose : si les juges ont justifié leur décision par la généralité du champ d’application de la clause (celle-ci ciblait tous les marchés et tous les salariés et non pas uniquement, par exemple, les préposés aux travaux dangereux), il nous semble bien que la solution aurait été identique quand bien même la clause n’aurait concerné que les personnels en charge de travaux présentant un risque pour la santé et la sécurité des personnes et des biens. En effet, comme nous le soulignions déjà dans notre précédent article , plusieurs raisons invitent à penser que les clauses imposant l’usage ou la maîtrise du français par les salariés (autrement dit les clauses Molière strictement entendues) sont intrinsèquement illicites, quelles que soient les précautions qui pourraient entourer leur rédaction (6) .

(5) TA LYON, 13 déc. 2017 n° 1704697
(6) L’instruction interministérielle du 27 avril 2017 indiquait déjà que de telles clauses allaient au-delà des prévisions de la loi française et qu’elles étaient en conséquence entachées d’illégalité. Par ailleurs, elles risqueraient de tomber sous le coup de l’article L.1132-1 du Code du travail qui condamne les discriminations fondées sur la « capacité à s'exprimer dans une langue autre que le français ». Quant à l’obligation de sécurité, elle ne paraît pas constituer une justification pertinente : à partir du moment où les salariés peuvent se comprendre les uns les autres et assimiler les consignes données par le chef de chantier, l’on ne voit pas en quoi la sécurité serait mieux assurée par l’usage du français que par celui d’une autre langue. Cette interprétation se trouve d’ailleurs confortée par un arrêt rendu par la Cour de justice de l’Union européenne dans une affaire où elle était invitée à statuer sur une disposition de droit néerlandais qui subordonnait l'exploitation de maisons de prostitution en vitrine à la condition que l’exploitant soit en mesure de communiquer dans « une langue » comprise par les prostituées. Dans cette affaire, les dispositions litigieuses ont été jugées compatibles avec le droit de l’Union parce qu’elles se limitaient « à imposer le recours à toute langue susceptible d’être comprise par les parties concernées, ce qui est moins attentatoire à la libre prestation de services qu’une mesure qui imposerait l’usage exclusif d’une langue officielle de l’État membre concerné ou d’une autre langue déterminée ».

4. Synthèse : de l’illégalité des clauses Molières à la validité conditionnée des clauses d’interprétariat
Il semble ainsi ressortir de la combinaison des décisions des 4 et 13 décembre 2017 que si les clauses Molière au sens strict qui imposent l’usage exclusif du français sur le lieu de travail sont de toutes évidences condamnées, les clauses dites d’interprétariat (qui se bornent à prévoir le concours d’un interprète aux frais du titulaire du marché) sont en revanche licites à certaines conditions : elles doivent répondre à une finalité d’intérêt général (il peut s’agir d’exposer aux personnels leurs droits sociaux essentiels et/ou les consignes de sécurité dans une langue compréhensible par eux) , et être proportionnées (à ce titre, elles ne doivent pas occasionner de « coût excessif » pour l’entreprise titulaire du marché et, s’il s’agit de veiller à la sécurité des personnes et des biens, ne concerner que les préposés aux travaux dangereux). En tout état de cause, une clause d’interprétariat doit s’appliquer indistinctement à tous les soumissionnaires quelle que soit leur nationalité.

La dichotomie entre clauses Molière au sens strict (a priori illicites) et clauses d’interprétariat (licites sous réserve d’être justifiées et proportionnées) nous paraît d’autant plus pouvoir s’autoriser que dans son communiqué du 4 décembre 2017 relatif à l’arrêt rendu le même jour, le Conseil d’Etat a précisé que les clauses d’interprétariat ne « devaient pas être confondues » avec les clauses « Molière » qui imposent l’usage exclusif du français, semblant par là-même signifier que ces dernières ne devraient pas bénéficier de la même indulgence.


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